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savoyard initie Émile à la religion. Quelle que soit la magnificence du cadre et la grandeur du tableau, je me laisse aller malgré moi à préférer une de ces scènes de famille qui se rencontrent dans les plus obscures maisons : un enfant agenouillé près de sa mère, répétant d’une voix innocente la prière qu’elle lui enseigne ; Dieu entrant familièrement dans l’âme du fils avec les paroles de la mère, rien qui ne soit de tout le monde et de tous les jours, rien qui sente la mise en scène et le coup de théâtre. Je reconnais volontiers que, dans la profession de foi du vicaire savoyard, l’émotion des grands aspects que Rousseau aime à me montrer se mêle heureusement à l’émotion des sentimens religieux qu’il excite dans mon âme ; cependant l’humble scène que je me figure en lisant Fénelon, cette scène qu’éclairent à la fois le doux visage d’une mère enseignant son enfant et la majesté du Dieu tout-puissant, ce contraste ou cette union de ce qu’il y a de plus humble et de ce qu’il y a de plus grand, parlent plus à mon cœur que toute la pompe éloquente de Rousseau.


III.

Il y a dans la profession de foi du vicaire savoyard deux choses qu’il faut distinguer : d’une part, ce qui tient à Jean-Jacques Rousseau, ce qui exprime ses opinions, ce qui se rapporte à l’histoire de sa vie ; d’autre part, ce qui tient à la question religieuse. La première partie touche au drame, car il y a un drame dans le prologue de la profession de foi ; la seconde partie touche à la philosophie et au christianisme.

Voyons d’abord ce que j’appelle le drame dans le vicaire savoyard, et ce qu’il y a de l’âme et des opinions de Rousseau dans ce personnage. Rousseau ne souffrait pas volontiers qu’on attaquât devant lui l’existence de Dieu. Un jour, dans le salon de Mlle Quinault, les beaux esprits du temps s’évertuaient à railler la religion. Mme d’Épinay, qui raconte la scène, « craignant qu’ils ne voulussent détruire toute religion, demanda grâce pour la religion naturelle. — Pas plus pour celle-là que pour les autres, me dit Saint-Lambert ; qu’est-ce qu’un Dieu qui se fâche et qui s’apaise ? — Mademoiselle Quinault : Mais parlez donc, marquis ! est-ce que vous seriez athée ? — À sa réponse, Rousseau se fâcha et murmura entre ses dents ; on l’en plaisanta. — Rousseau : Si c’est une lâcheté que de souffrir qu’on dise du mal d’un ami absent, c’est un crime que de souffrir qu’on dise du mal de son Dieu, qui est présent, et moi, messieurs, je crois en Dieu[1] ! » Cette profession de foi chez Mlle Quinault me paraît presque plus belle que celle du vicaire en face des Alpes.

  1. Mémoires de madame d’Épinay, t. II, p. 63.