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vivre Robinson ne s’en tient pas là, grâce à Dieu ; il refait aussi le monde moral, et c’est par là que l’exemple qu’il donne est complet, puisque nous n’assistons pas seulement au développement des besoins et de l’industrie de l’homme, mais au développement de ses sentimens et de ses idées. De cette manière, tout l’homme est dans Robinson, c’est-à-dire non pas seulement un corps à nourrir et à vêtir, mais une âme à soutenir et à épurer. La lutte de Robinson contre son dénûment physique est curieuse et intéressante ; la lutte contre son dénûment moral est plus belle et plus touchante.

La conversion de Robinson se fait de cette manière simple et naturelle qui est le grand art de l’auteur du roman, et de même qu’il n’y a ni singularité ni invraisemblance dans la façon dont Robinson trouve des expédiens pour pourvoir à ses besoins, il n’y a rien non plus de merveilleux ni de théâtral dans son retour à Dieu, qui se fait peu à peu et par le mouvement naturel des pensées de Robinson. Il y a certes plus d’apparat dans la profession de foi du vicaire savoyard, et Émile est initié à la religion avec plus de pompe que Robinson n’est ramené à la connaissance et au respect de Dieu. Ce n’est pas que Robinson n’ait cru un instant qu’il était l’objet d’un miracle ; il a trouvé près de son rocher des épis de blé et de riz qu’il ne se souvenait pas d’avoir semés, et il a pensé que Dieu avait fait croître ce blé miraculeusement pour le faire subsister dans sa misérable solitude ; mais bientôt il se rappelle « qu’il avait secoué dans cet endroit un sac où il y avait eu du grain pour les poulets, et j’avoue, dit-il, que ma pieuse reconnaissance envers Dieu s’évanouit aussitôt que j’eus découvert qu’il n’y avait rien que de naturel dans cet événement. » Quelle vérité ! et que l’auteur a bien retracé ici le mouvement du cœur humain ! Robinson est ému de reconnaissance et de piété quand il croit que Dieu a opéré un prodige en sa faveur ; mais aussitôt que le prodige s’explique par une cause naturelle, la piété cesse et l’indifférence religieuse reprend ses droits. Ce qui est d’une vérité aussi grande et plus profonde, c’est que pour un homme vivant dans la solitude comme Robinson et n’ayant d’entretiens qu’avec ses sentimens et avec ses pensées, un pareil mouvement de cœur, tout fugitif qu’il est, ne peut pas être perdu. « Oui, il y avait du grain dans ce sac que j’ai secoué ; mais je ne l’avais pas vu, mais comment est-il resté douze grains entiers dans ce sac abandonné aux rats ? mais comment sont-ils tombés justement dans un endroit propre à les faire germer, à l’abri des trop grandes pluies et du trop grand soleil ? » Voilà où est la faveur que Dieu a faite à Robinson. Cependant ces pensées ne suffisent pas pour accomplir la conversion de Robinson : ce sont des émotions pieuses plutôt que des résolutions. Ce qui ramène Robinson à la religion, c’est la Bible, comme il