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un progrès qui doit continuer. Il n’en est rien. S’il y avait autant d’hommes distingués qu’il y a d’enfans ingénieux, le monde n’y suffirait pas. Dieu y a mis ordre, si je puis ainsi parler ; il a donné à l’enfant d’arriver promptement à tout ce qu’il doit être comme enfant. Alors commence à se faire le jeune homme, mais déjà la marche est moins rapide et les progrès sont moins grands, et cependant, quoique le jeune homme retarde déjà sur l’enfant, qu’est-ce que ce retard sur celui qui se fait de la jeunesse à l’âge mûr ? Nous serions encore trop heureux si la maturité donnait dans tous les hommes tout ce que promet la jeunesse. Que de désappointemens encore ! Combien d’hommes s’arrêtent à vingt-cinq ans et restent toujours des jeunes gens qui promettent, de même que beaucoup de jeunes gens sont déjà restés et resteront toujours des enfans de belle espérance ! Que d’étapes dans la vie humaine, et qu’il y a peu d’hommes qui les font toutes ! Il n’y a de grands hommes que ceux qui grandissent toujours, qui ajoutent les progrès de la jeunesse à ceux de l’enfance, les progrès de l’âge mûr à ceux de la jeunesse, et qui, comme des chênes vigoureux, ne se couronnent que dans leur extrême vieillesse. Mais aussi combien parmi les hommes il y a peu de ces sèves vivaces à qui chaque année donne une nouvelle feuille et chaque âge une nouvelle force !

J’ai aimé à comparer l’éducation que Rousseau veut donner à Émile enfant avec l’éducation que Mlle Necker-Saussure veut donner au petit enfant, et à signaler la supériorité de l’une sur l’autre. Cette supériorité, selon moi, tient à ce que Mme Necker voit l’enfant tel qu’il est, tout entier, avec sa double nature morale et physique, et croit que l’éducation doit s’appliquer également dès les premiers momens à ces deux natures de l’homme, tandis que Rousseau, accommodant l’enfant à son système, croit que les deux natures de l’homme sont séparées, qu’il faut retarder le développement de l’une et aider au développement de l’autre. De cette façon, son élève dans le commencement n’est que la moitié de l’homme, c’est-à-dire l’homme animal, et Rousseau attend que la seconde moitié de l’homme, l’homme moral, soit près d’éclore pour s’en occuper. « Grande erreur, dit avec raison Mme Necker-Saussure, de croire que la nature procède dans cet ordre systématique ! Avec elle, on ne saisit de commencement nulle part ; on ne la surprend point à créer, et toujours il semble qu’elle développe[1]. »

Nous en avons fini avec l’enfant comme le conçoit Rousseau, c’est-à-dire avec l’homme animal ; voyons maintenant l’homme moral, c’est-à-dire l’instruction morale et religieuse d’Émile, ou la profession de foi du vicaire savoyard.

  1. Éducation progressive, t Ier, p. 261.