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Ah ! très bien ! » dit le médecin, songeant tout bas qu’il était fort heureux que l’enfant n’eût pas été curieux de mettre dans sa bouche un de ces haricots, car alors tout était perdu : il entrait dans le monde moral par la gourmandise. À quoi cela tenait-il ? À un mouvement de curiosité de l’enfant, au sourire d’un domestique, à l’avertissement d’un petit camarade. Quel attirail pour faire vivre ainsi les enfans dans la fiction ! quelles machines ! quelle mise en scène perpétuelle ! Dans l’éducation comme ailleurs, j’admire toujours combien il faut de mensonges pour étouffer la vérité, et combien il faut peu de vérité pour détruire beaucoup de mensonges.

On vient de voir s’il est possible de cacher le monde moral aux enfans. Voyons maintenant s’il est bon de le faire. Ici, au lieu de discuter contre Rousseau, j’aime mieux lui opposer un ouvrage fort justement estimé de Mme Necker-Saussure intitulé l’Education progressive, Rousseau croit qu’il faut retarder le plus possible l’entrée de l’enfant dans le monde moral ; Mme Necker-Saussure croit au contraire qu’il faut l’y faire entrer de bonne heure et dès que la nature elle-même l’y amène, car la question n’est pas, de savoir, comme le pense Rousseau, si l’enfant peut entrer dans le monde moral avant un certain âge ; la question est de savoir s’il y entrera avec nous ou sans nous, avec un guide ou sans guide, selon une règle ou au hasard. Quoi que nous fassions ou quoi que nous ne fassions pas, le monde moral est tellement le milieu nécessaire de l’homme, que l’enfant s’y trouvera placé presque sans le savoir. Il vaut donc mieux l’y introduire nous-mêmes. Tel est le système de Mme Necker-Saussure dans son Education progressive, système fort opposé, comme on le voit, à celui de Rousseau ; mais cette opposition même se rattache à des différences fondamentales de doctrine entre Rousseau et Mme Necker.

Rousseau croit que l’homme est bon primitivement et que la société seule l’a gâté ; Mme Necker croit, selon la religion chrétienne, que l’homme est né disposé au mal, et que la nature humaine, pervertie par le péché originel, a besoin d’être redressée par la règle religieuse et morale. De là suit que Rousseau croit que la meilleure éducation est celle qui, ne faisant rien ou presque rien et laissant l’homme se développer lui-même, le laisse le plus près possible de la nature, c’est-à-dire du bien primitif. Point d’instruction religieuse, point d’instruction morale, sinon le plus tard possible. Quand l’enfant aura quinze ans, quand il sera près d’entrer dans la société, alors vous lui parlerez de la religion et de la morale. Encore vous ne lui en parlerez à cet âge que parce que, si vous ne lui en parliez pas, d’autres lui en parleraient. Mme Necker-Saussure au contraire, croyant à la corruptibilité originelle de la nature humaine, pense