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Comme il ne peut rien faire, il fait tout faire, et il s’habitue à la fois à l’inaction et au commandement. Ne servez pas trop l’enfant. Les enfans les plus servis sont les plus mal élevés, et cela du petit au grand. Si les meilleurs rois sont ceux qui dans leur jeunesse ont été malheureux, cela tient à ce que l’adversité, en contrariant l’homme, lui enseigne à ne compter que sur lui-même. Henri IV doit sa grandeur aux épreuves de sa jeunesse, et Louis XIV a beaucoup profité de la fronde ; ce fut sa meilleure éducation. Nos complaisances maladroites font de nos enfans de petits tyrans qui nous amusent quand ils ont deux ou trois ans, nous tourmentent quand ils en ont sept, et nous désespèrent quand ils en ont vingt. Si ces tyrans encore étaient heureux ! car nous avons beau donner beaucoup aux enfans, il vient un moment où le refus commence, et c’est à ce moment aussi que commence la passion qui est propre à tous les despotes, je veux dire la passion de l’impossible, qui arrive la dernière pour punir toutes les autres. De désirs en désirs, les enfans et les despotes arrivent vite aux bornes de la possibilité humaine, c’est-à-dire au refus, que le refus soit dans les hommes ou dans les choses. Il ne faut pas contrarier inutilement les enfans, disent les mères ; il ne faut pas résister inutilement au despote, disent les flatteurs. Oui, mais il faut encore bien moins leur complaire inutilement, et comme il y aura toujours un moment où il faudra dire non, autant vaut le dire plus tôt que plus tard. L’enfant veut un gâteau, vous le donnez ; il en veut deux, trois, quatre, vous refusez, et il pleure ; il n’aurait pas pleuré davantage au premier gâteau refusé. Voilà l’histoire des tyrans au maillot. Prenez celle des empereurs romains, elle est la même. Rassasiés de tout, ils veulent l’impossible, car il n’y a plus que l’impossible qu’ils aient à désirer, — l’impossible dans le luxe, l’impossible dans la volupté, l’impossible dans la cruauté ; mais qu’ils arrivent vite à l’impuissance des arts, à l’impuissance des sens, à l’impuissance des bourreaux, à l’impuissance même de la servitude romaine, quoiqu’il semble que là l’impossible ne soit pas une chimère, et que la servilité puisse aller aussi loin que la tyrannie ! Elle s’arrête pourtant, et ce jour-là le despote meurt égorgé et insulté. Il eût vécu et il eût régné, s’il avait pu dès les premiers momens rencontrer un refus.

Et ne dites pas, pour vous excuser de trop servir les enfans, qu’il faut bien deviner et prévenir leur volonté, puisqu’ils ne peuvent pas l’expliquer par la parole. Êtes-vous donc de ceux qui croient que les enfans ne parlent pas quand ils n’ont point encore l’usage de la parole ? Ils ont un langage plus expressif que le nôtre : c’est le langage d’action. L’action était tout dans l’éloquence antique, disait Démosthène. Or cette action si chère à l’éloquence antique et qui se