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une lettre que Piron me fit écrire en me demandant un nouvel exemplaire[1]. »

Rousseau n’est donc pas le premier qui ait dit aux mères de nourrir leurs enfans ; mais il le leur dit mieux que les autres, et c’est par-là qu’il fut aussi mieux écouté que les autres. Il revenait sans cesse sur ce point comme sur le point capital de la réforme qu’il avait entreprise de la famille. Je dois remarquer en effet que Rousseau songe bien moins à l’allaitement qu’à l’effet moral d’un devoir rempli et d’un sentiment naturel exercé et accru par l’usage. Il ne veut pas seulement que les mères soient des nourrices, il veut surtout qu’elles soient mères de famille. « Voulez-vous rendre chacun à ses premiers devoirs, commencez par les mères, vous serez étonnés des changemens que vous produirez… L’attrait de la vie domestique est le meilleur contre-poison des mauvaises mœurs. Le tracas des enfans qu’on croit importun devient agréable, il rend le père et la mère plus nécessaires, plus chers l’un à l’autre ; il resserre entre eux le lien conjugal. Quand la famille est vivante et animée, les soins domestiques sont la plus chère occupation de la femme et le plus doux amusement du mari. Ainsi de ce seul abus corrigé résulterait bientôt une réforme générale, bientôt la nature aurait repris tous ses droits. Qu’une fois les femmes redeviennent mères, bientôt les hommes redeviendront maris et pères[2]. »

Ce n’est pas seulement dans l’Émile et sous la forme didactique qu’il prêche aux mères l’accomplissement d’un devoir dont il attend la résurrection de l’esprit de famille, et que l’esprit du monde avait presque entièrement étouffé au XVIIIe siècle ; dans sa correspondance, et quand il écrit à quelques-unes de ses dévotes inconnues qui le poursuivaient de leurs lettres, afin d’avoir une réponse à montrer, il est encore plus vif et plus pressant sur ce point, dont il ne se départ jamais. Ainsi en 1770 une dame lui écrit pour le prier de lui enseigner un remède à l’ennui qu’elle se sent dans l’âme, « à ce vide interne qui, selon Rousseau, ne se fait sentir qu’aux cœurs faits pour être remplis, » et qui allait bientôt faire école dans la littérature avec le Werther de Goethe et plus tard avec le René de M. de Chateaubriand. Rousseau lui répond avec une sagacité admirable qu’elle ne peut guérir de l’ennui qu’elle éprouve qu’en cultivant et en développant son sens moral. « Mais que faire, me direz-vous, pour cultiver ce sens moral ? Voilà, madame, à quoi j’en voulais venir : le goût de la vertu ne se prend point par des préceptes ; il est l’effet d’une vie simple et saine : on parvient

  1. Préface de la nouvelle édition, p. IX.
  2. Émile, livre Ier.