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habitude que ne procure pas le moins du monde l’éducation molle et renfermée que la tendresse irréfléchie des parens donne aux enfans ! Je ne parle pas ici des inconvéniens d’une éducation trop lettrée ; les lettres ne sont pas en cause, car l’éducation molle et inerte que je critique n’admet pas plus l’activité de l’esprit que celle du corps, elle écarte tout effort et toute peine ; elle n’élève pas les enfans pour être des lettrés, elle les élève pour être des oisifs. Heureusement l’état militaire sauve un grand nombre des fils de bonne maison des dangers de cette inaptitude dédaigneuse. Ils désapprennent dans la profession des armes l’oisiveté du corps, sinon celle de l’esprit, et comme il n’y a pas d’activité du corps qui n’amène avec elle une sorte d’activité de l’intelligence, les divers exercices de l’état militaire aident à des degrés différens au développement de l’esprit. Le paysan qui a été soldat revient dans son village plus habile et plus adroit qu’il n’en était parti. Je ne mets pas la parade et la manœuvre au nombre des études intellectuelles ; elles valent mieux cependant, même pour l’esprit, que la vie oisive du citadin. Quant à la guerre, c’est un grand art dans Condé et dans Turenne ; mais c’est aussi pour chaque sous-lieutenant de notre armée une excellente éducation du corps et de l’esprit, parce que les qualités de notre double nature y sont également en jeu. Il faut à la guerre un corps agile et dispos, des membres alertes ; un esprit prompt et vif ne gâte rien. Je ne suis pas suspect de partialité envers l’état militaire ; mais, tout examiné, je suis disposé à croire que de toutes les professions, c’est celle qui tire le mieux parti des intelligences médiocres, c’est-à-dire du grand nombre, et c’est celle en même temps qui, par la guerre, développe le mieux les grandes intelligences ; elle sert à la fois à l’élite et au grand nombre.

Il n’y a de bonne éducation que celle qui développe dans une juste proportion les qualités de l’esprit et les qualités du corps. Nec litteras didicit nec natare, disaient les Romains pour désigner un homme mal élevé et qui n’était bon à rien[1]. Cet équilibre entre les qualités du corps et celles de l’esprit faisait le fond de la pédagogie antique. Les anciens ne voulaient-pas qu’un poète ou un savant fût nécessairement un maladroit, et ils ne voulaient pas davantage qu’un homme habile dans les exercices du corps fût nécessairement un ignorant. C’est dans l’éducation moderne seulement qu’on s’est habitué à séparer le développement du corps du développement de l’esprit. Veut-on faire un lettré ? on fait un homme de cabinet qui ne sait se servir de ses yeux que pour lire et de ses doigts que pour

  1. Locke cite cette maxime romaine et s’en appuie pour défendre le système d’éducation rude et laborieuse qu’il propose. Locke, de l’Éducation des enfans, t. Ier, p. 16.