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mais, comme cela est impossible, l’auteur se calme et se rabat à chercher comment on peut le mieux s’y prendre pour corriger dans l’homme « le vice et l’erreur, qui, étrangers à sa constitution, s’y introduisent du dehors et l’altèrent insensiblement[1]. » Et peu importe ici que Rousseau croie à la bonté primitive de l’homme, car que le mal vienne à l’homme de sa nature propre ou de la société, il faut toujours tâcher de l’en corriger, c’est-à-dire combattre le vice et l’erreur. Or c’est là le but de tous les systèmes d’éducation.

Il faut, dit Rousseau, élever l’homme pour la condition humaine. « Qu’on destine mon élève à l’épée, à l’église, au barreau, peu m’importe ; avant la vocation des parens, la nature l’appelle à la vie humaine ; vivre est le métier que je veux lui apprendre. En sortant de mes mains, il ne sera, j’en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre : il sera premièrement homme. Tout ce qu’un homme doit être, il saura l’être au besoin tout aussi bien que qui que ce soit, et la fortune aura beau le faire changer de place, il sera toujours à la sienne… Vu la mobilité des choses humaines, vu l’esprit inquiet et remuant de ce siècle, qui bouleverse tout à chaque génération, peut-on concevoir une méthode plus insensée que d’élever un enfant comme n’ayant jamais à sortir de sa chambre, comme devant être sans cesse entouré de ses gens ? Si le malheureux fait un seul pas sur la terre, s’il descend d’un seul degré, il est perdu. Ce n’est pas lui apprendre à supporter la peine, c’est l’exercer à la sentir[2]. »

Ces réflexions sur les inconvéniens d’une éducation molle et renfermée étaient fort de saison au XVIIIe siècle ; elles n’ont rien perdu de leur à-propos dans la société du XIXe siècle. Un des plus grands éloges qu’on puisse faire d’un homme, selon moi, c’est de dire qu’il sait se tirer d’affaire ; non pas se tirer d’affaire par un discours habile dans une assemblée, par une conversation spirituelle et aimable dans un salon, par une bonne plaidoirie dans un procès, par une juste appréciation des chances de gain ou de perte dans une spéculation industrielle ; non pas se tirer d’affaire seulement par l’intelligence et par l’esprit, "mais par l’adresse aussi de ses mains, s’il le faut ; non pas seulement se tirer d’affaire dans les grandes choses, mais aussi dans les petites ; n’avoir pas besoin de mettre sans cesse les bras des autres au bout de ses bras, n’être embarrassé ni de sa personne ni de son bagage, avoir l’esprit d’expédient et d’activité, n’être ni gauche ni mou, savoir vivre enfin autrement qu’avec une sonnette sous la main et un domestique au bout de la sonnette. Grande science que celle de savoir se tirer d’affaire, ou plutôt bonne

  1. Troisième dialogue sur Rousseau, juge de Jean-Jacques, p. 131.
  2. Émile, livre Ier.