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Telle est la véritable raison pour laquelle nous croyons que les idées de Channing seraient peu applicables en France. Ces idées supposent ou du moins aspirent à créer une population éclairée, mais non pas précisément une grande culture. Or, sous le rapport de l’intelligence, la France est un pays essentiellement aristocratique. Le tempérament moral de la France réunit les extrêmes : une vulgarité générale au-dessous du médiocre et une aristocratie intellectuelle à laquelle aucune autre peut-être ne saurait être comparée. Nulle part on ne trouve à la fois tant d’esprit et si peu de goût pour les choses libérales. L’éducation, telle que l’entend Channing, serait chez nous trop forte pour les uns, trop faible pour les autres. — En religion, les idées de Channing ne me semblent pas mieux appropriées à notre pays. La France est dénuée d’initiative religieuse. Si la France avait été capable de se créer un mouvement religieux qui lui fût propre, elle serait devenue protestante. Jamais les circonstances ne seront aussi favorables qu’elles le furent au XVIe siècle. Eh bien ! la France, il faut le dire, a vomi le protestantisme comme antipathique à sa nature. La France est le pays du monde le plus orthodoxe, car c’est le plus indifférent en religion. Innover en théologie, c’est croire à la théologie. Or la France a trop d’esprit pour être jamais un pays théologique. l’hérésie n’a rien à y faire ; le seul grand hérésiarque qu’elle ait produit, Calvin, ne fit fortune qu’au-delà de ses frontières. Le misérable avortement de toutes les tentatives faites plus récemment pour modifier chez nous les formes et l’esprit du catholicisme est l’indice manifeste du sort réservé aux essais du même genre dans l’avenir.

En religion comme en toutes choses la France veut l’universel, et se soucie peu du délicat et du distingué. Elle n’aime pas les petites sectes, les a parte, ces religions de chapelles et de coteries où se complaît si fort la race anglaise. Toute controverse religieuse paraît en France de mauvais goût ; on ne comprend pas qu’on se divise pour si peu de chose. L’argument des théologiens, reprochant au protestantisme ses perpétuelles divisions et les sectes nouvelles qu’il ne cesse de produire (comme si ce n’était pas là en réalité un signe de vie et d’activité religieuse, comme si l’uniformité de la croyance n’avait pas presque toujours pour cause l’abaissement des esprits), cet argument, dis-je, est trouvé en France tout à fait décisif[1]. Voilà pourquoi, après chaque effort tenté pour secouer son indifférence, la France retombe plus lourdement que jamais dans le catholicisme ou l’incrédulité. Ce pays est absolu en toute chose : il lui faut

  1. Je n’insiste pas sur ce point, qui a été si habilement touché par M. de Rémusat dans la Revue du 15 juin 1854.