Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/1094

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gens de mer, l’impiété était assez répandue dans la plupart des classes... » Nous comprenons difficilement comment au milieu de marchands et d’officiers retraités, loin des grands centres d’instruction, eût pu se former une de ces puissantes et hautes individualités auxquelles nous donnons le nom de génies. Dès lors en effet apparaît ce qui manque essentiellement à Channing, cette délicatesse d’esprit qui résulte du contact d’une aristocratie intellectuelle, et que peut-être le milieu populaire, mieux que la société bourgeoise, saurait développer.

Chez un homme voué spécialement aux travaux de l’esprit, ce serait là certes une irréparable lacune; mais chez un homme destiné, comme Channing, à un apostolat tout pratique, ce fut peut-être un bonheur. Il faut reconnaître que les qualités de messe et de flexibilité qui s’acquièrent par une culture variée des facultés intellectuelles ne feraient que nuire à l’entraînement de l’apôtre. A force de voir les différens côtés des choses, on devient indécis. Le bien ne passionne plus, car on le voit compensé par une dose presque équivalente de mal. Le mal dégoûte toujours, mais n’irrite plus autant qu’il le devrait; car on s’accoutume à l’envisager comme nécessaire, et parfois même comme la condition du bien. L’apôtre ne doit pas connaître toutes ces nuances. L’honnête Channing dut peut-être à son éducation sobre et peu dissolvante l’avantage de conserver toute sa vie l’énergie de ses tendances morales et le tour absolu de ses convictions. Il eut cet heureux privilège des bons esprits de côtoyer l’abîme sans être pris de vertige, et de voir le monde sous un angle assez réduit pour n’avoir jamais été effrayé de son immensité. En spéculation, il ne dépassa point l’école écossaise, dont il porta la sage modération dans sa théologie. Il ne connut pas bien l’Allemagne et ne la comprit qu’à demi. Ses idées littéraires et ses connaissances scientifiques étaient celles d’un homme instruit et cultivé, mais sans don spécial de pénétration et d’originalité.

Au contraire, sur toutes les questions de l’ordre social, moral, politique, il pensa de très bonne heure et avec beaucoup de force. L’idée du communisme, la première et par conséquent la plus fausse qui se présente à l’esprit quand on commence à réfléchir sur la réforme de la société humaine, traversa un moment son esprit; il eut même la tentation de se joindre comme ministre à une société d’émigrans dont le principe était la communauté des biens. Son enfance et sa jeunesse furent travaillées par de grandes inquiétudes qui contrastent étrangement avec le calme profond du reste de sa vie. Quarante ans après cette période d’épreuve, il y reportait avec douceur sa pensée et en parlait en ces termes : « Je vivais seul, consacrant mes nuits à construire des plans et des projets, et n’ayant