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auraient incontestablement leur valeur et leur poids ; mais il faut se rendre compte de la nature de ces garanties du 8 août, acceptées aujourd’hui, assure-t-on, par le cabinet de Pétersbourg. La Russie ne refuse pas, dites-vous, de laisser substituer un protectorat collectif de cinq puissances au droit exclusif de protection qu’elle s’attribue sur les chrétiens d’Orient. Or, qu’on le remarque bien, il n’a nullement été proposé de remplacer un protectorat par un autre protectorat, mais bien de les supprimer tous, en laissant intacte la souveraineté du sultan, et en réservant simplement l’influence naturelle de l’Europe sur les conseils de la Porte^dans l’intérêt des populations chrétiennes. Il en est de même des principautés, où tout protectorat doit s’effacer devant la garantie diplomatique des privilèges qui constituent ces provinces dans une quasi-indépendance. La Russie accepte le principe de la révision du traité de 1841. Soit ; mais ici encore il est bon de s’entendre. Il y a dans ce traité deux parties assez distinctes : il y a un article unique qui ne fait que consacrer une vieille tradition de la politique ottomane par la clôture des détroits, et il y a le préambule, où est la véritable pensée de l’Europe, pensée de garantie en faveur de l’intégrité et de l’indépendance de la Turquie. Par qui et comment cette indépendance a-t-elle été menacée ? Elle l’a été par la Russie en raison de la situation de cette puissance en Orient et dans la Mer-Noire. Il est donc clair que la révision du traité de 1841 doit porter moins sur la stipulation officielle que sur le changement essentiel de ces situations inégales qui ont amené la crise actuelle. Or est-ce ainsi que la Russie entend les conditions qu’elle vient d’accepter ? Elle le pourrait indubitablement aujourd’hui, d’autant plus que l’attitude de son armée a mis son honneur militaire hors de cause, et que nul jusqu’ici n’a eu sérieusement la pensée d’une atteinte à l’intégrité de l’empire russe. Pour que la Russie reconnût le droit de l’Europe, il suffirait qu’elle désarmât son ambition, et qu’elle se résignât à abdiquer une politique qui rencontrera toujours devant elle la coalition de tous les intérêts et de toutes les forces de l’Occident. Les garanties du 8 août n’ont point d’autre but général que de désarmer l’ambition russe. Le cabinet de Saint-Pétersbourg leur attribue-t-il cette signification ? La récente et tardive acceptation qu’il viendrait d’envoyer à Berlin n’est-elle pas plutôt tout simplement un habile expédient imaginé pour diviser encore une fois et immobiliser l’Allemagne, en offrant un prétexte à son inaction ? Il y a quelques mois déjà, il en a été ainsi dans un moment où l’Autriche, prête à marcher sur le Danube, était sur le point de signer une alliance plus étroite avec la France et l’Angleterre. Ce spectacle peut-il se renouveler aujourd’hui ?

Que la Prusse se soit engagée sans péril à s’approprier les quatre garanties de paix, lorsqu’elle les savait acceptées, en apparence du moins, par le cabinet de Pétersbourg, qu’elle ait saisi avec empressement ce moyen d’échapper à la nécessité d’une résolution sérieuse, rien n’est plus simple : c’est dans la politique qu’elle suit fort tristement jusqu’ici, allant de l’un à l’autre, intervenant partout, cherchant à s’entendre avec tout le monde, et en définitive ne trompant plus même personne. Mais l’Autriche ne saurait évidemment être arrêtée par de telles considérations. Les dernières démarches de la Russie ne peuvent arrêter la main du cabinet de Vienne, prêt à signer aujourd’hui un traité d’alliance offensive et défensive avec l’Angleterre et la France.