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dans cette position intermédiaire qui sied aux hommes désintéressés, mais qui déchaîne contre eux les passions de tous les partis extrêmes. Dans une lettre inédite à la comtesse d’Albany, il fait une peinture piquante, quoique un peu vive, des divisions et des réactions de cette fatale année 1814.


« Ils n’ont jamais su ce qu’ils voulaient ; il semble que toutes leurs forces intellectuelles n’aient été exercées qu’au bavardage, à la haine, au mécontentement de tout et de tous. Maintenant ils trouvent les Allemands laids, crasseux et jaunes, desquels, à mon avis, ce n’est pas la faute, si la canaille patricienne et plébéienne de l’Italie, la majorité en un mot, a les yeux de l’âme affectés de la jaunisse. et pourtant l’expérience n’a pu faire entrer dans leurs têtes dures comme la corne cette vérité fort vieille, plus vieille même, je crois, que le père Adam, à savoir que qui ne sait pas ce qu’il veut se doit résigner à faire ce que veulent les autres. Nos patriciens voudraient et ne voudraient pas la toute-puissance des prêtres ; les prêtres voudraient le saint-office, mais ne voudraient pas des frères ; les frères espèrent de reconquérir la domination sur les consciences, mais ils craignent la concurrence prépondérante des jésuites ; les propriétaires voudraient des places lucratives (ils en avaient tous sous l’autre gouvernement), mais ils ne veulent payer qu’un tiers de leurs charges ; le peuple veut le pain à trois sous la livre, et puis il crie si le propriétaire, vendant les denrées à vil prix, ne soutient pas le même luxe et diminue les travaux des ouvriers. Tous ensemble et chacun isolément ils s’imaginent que les souverains d’Europe se sont armés pour redresser les torts des individus. Les pétitions pleuvent chez Bellegarde[1] pour qu’on restitue leurs anciens privilèges aux sacristies des églises et aux antichambres des petits seigneurs, pour qu’on rende les galons aux estafiers, les bouffettes aux chevaux, et un habile exécuteur à l’inquisition dominicaine. Item, par tendresse pour la gloire italienne et la littérature nationale, on imagine de brûler tous les auteurs jansénistes, républicains, athées, jacobins, érotiques, comiques et tragiques, enfin, hors le père Segneri et Métastase, tous les auteurs que l’Italie a possédés jusqu’à ce jour, et qui n’ont pas été canonisés par le saint-office. Pour finir, beaucoup de personnes sollicitent de la clémence de César une place en prison, ou les galères, ou l’échafaud, ou tout au moins l’exil pour quiconque a eu des opinions contraires à leurs passions. »


Ce juste-milieu d’opinions, ou plutôt cette indifférence à laquelle Foscolo était à peu près parvenu, déplaisait surtout aux hommes de lettres, faction puissante, quoique étrangère au gouvernement du pays, désignée ordinairement par les noms de dolti ou de letterati, les doctes ou lettrés. L’influence de cette classe d’hommes en Italie ne s’exerce pas directement sur le peuple ; outre que les tendances si peu pratiques de la littérature italienne leur ôtent les moyens d’agir

  1. Le comte de Bellegarde, général des années autrichiennes, gouverneur général des provinces conquises on Italie.