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de village, le séjour de Werther près du ministre ou la soirée aristocratique dans une ville d’Allemagne ; ce sont là des amusemens pour le lecteur, des fautes de composition tout au plus, si vous voulez, des évolutions dont le but est de mieux faire connaître le caractère de Werther. L’unité du roman est entière, et c’est le trait commun des œuvres qui sont durables.

Quand je parle de l’unité parfaite de Werther, je n’entends pas dire qu’il n’y a pas de mélange dans la passion de son jeune héros : qui voudrait en ôter l’orgueil et l’égoïsme n’y laisserait peut-être que fort peu de chose ; mais combien de gens mêlent de l’égoïsme et de l’orgueil dans l’amour ! Werther ne cessera donc jamais d’être vrai de ce côté, parce que c’est un côté général et humain. Il y a bien dans le héros un caractère particulier, exceptionnel, qui ne subsistera peut-être pas, et nous ne sortons pas de notre sujet en l’indiquant. Le jeune Werther est artiste et poète ; c’est en vrai poète qu’il aime Charlotte, et, s’il aime en elle la femme, il aime surtout la femme supérieure, celle dont le suffrage est flatteur pour son orgueil. Si le baron Wolfgang de Goethe avait été homme à aimer une femme profondément, il l’eût aimée comme Werther, en poète, et c’est par ce côté seulement qu’il a fait Werther à son image ; c’est par ce côté aussi que Werther a captivé le plus sûrement nos contemporains, côté vrai pour notre temps seulement, où l’on aime à poétiser le mal. Chaque siècle a sa manière et son sophisme pour excuser le mal ; nous autres, nous le faisons poétique. Goethe avait du génie, il voyait loin, il saisit cette disposition générale des esprits lorsqu’elle venait à peine de naître ; vingt-cinq ans plus tard, on sentait par toute l’Europe que Goethe avait mis le doigt sur une maladie morale de notre siècle. Bien que ce côté du caractère de Werther soit trop particulier pour demeurer toujours vrai, il ne l’est pas assez d’ailleurs pour ne pas trouver d’entrée dans tous les cœurs. Si tous les hommes ne sont pas poètes, tous du moins sont capables de sentir la poésie, et c’est un sentiment qui s’éveille surtout à l’appel de l’amour. Par la même raison qu’on se croit volontiers un peu poète quand on est amoureux, on est naturellement porté à se reconnaître dans quelques lettres de Werther. Il y a donc, même dans ce travers, une portion de vérité, quelque chose de général et d’humain. Si vous augmentez la tendance poétique de Werther, si vous exagérez sa manie, alors vous sortez du vrai pour entrer à pleines voiles dans le particulier, dans le convenu, et vous arrivez à Chatterton. Voilà bien le suicide pur et simple du poète, de l’homme qui se tue parce qu’il n’a pas obtenu le succès, qui se donne la mort par vanité. Nous pouvons bien être touchés de ce spectacle, comme nous le serions de celui d’une maladie très rare et très particulière ; mais il nous faudra entrer dans les