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Parmi les rencontres que fait le voyageur, il en est une qu’il raconte avec une sorte de gaieté ironique, et qui a cependant un côté profondément triste. La scène se passe au milieu des immenses forêts qui de Viatka s’étendent jusqu’à Arkangel. Des deux côtés de la route, des sapins magnifiques élèvent leurs troncs sveltes et leurs branches chargées de neige. On dirait des files de soldats. Les chevaux ont beau courir, l’horizon de la forêt recule sans cesse, et quand le voyageur se réveille après avoir un moment sommeillé au balancement du traîneau, toujours il retrouve les noirs sapins courant à ses côtés avec leur manteau de neige. À un des rares relais qui coupent la morne étendue de la forêt, M. Hertzen, arrêté devant la maison de poste, est apostrophé par un paysan qui, en sa qualité de piéton du tribunal du district, veut lui faire subir un interrogatoire, puis, sur son refus, menace de lui faire retirer ses chevaux. Le voyageur est forcé d’entrer dans la maison de poste pour porter plainte à l’ispravnik, et dans ce fonctionnaire attablé en ce moment avec un Tcheremisse autour de quelques bouteilles de rhum, il reconnaît un certain Lazaref, un agent subalterne qu’il a déjà rencontré à Viatka. L’ispravnik, convaincu que M. Hertzen, depuis l’adoucissement de son exil, est devenu un homme en crédit, se confond en excuses, et va même jusqu’à lui baiser la main. On fait atteler des chevaux, et en attendant que le traîneau soit prêt, M. Hertzen est invité à s’asseoir au banquet de l’ispravnik et du Tcheremisse. Il refuse, et fait bien, car l’ispravnik, questionné par le voyageur sur son compagnon, lui apprend que ce banquet n’est autre chose qu’une instruction judiciaire. C’est le verre à la main que le chef de police interroge le Tcheremisse, et c’est aussi le verre à la main que celui-ci répond. Et sur quel crime encore ! Cet homme a tué son père et sa mère à coups de hache, et par jalousie, c’est-à-dire qu’il a ajouté le parricide à l’inceste ! » Je regardai le Tcheremisse, dit M. Hertzen : c’était un jeune homme de vingt ans, ses dehors n’annonçaient point la cruauté ; ses traits étaient d’un type oriental très prononcé, ses yeux petits, allongés et étincelans, ses cheveux d’un noir de jais. » L’ispravnik qui menait si gaiement cette affaire fut rencontré plusieurs années après, en 1845, à Saint-Pétersbourg, par M. Hertzen, qui prenait son passeport pour quitter la Russie. Il était devenu un fonctionnaire important et gourmandait fièrement toute une tourbe d’employés ; on voyait même les plus hauts dignitaires russes traiter sur un pied d’égalité l’homme qui avait commencé, comme juge instructeur, par se faire d’un parricide un compagnon d’orgie. C’est là un de ces rapprochemens qu’il suffit d’indiquer, et sur lesquels M. Hertzen n’insiste pas.

La dernière nuit de ce voyage de Viatka à Vladimir se passe à fêter le nouvel an dans une maison de poste. « Il gelait à pierre fendre,