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contre les désordres dans lesquels ils avaient largement trempé. Après tout, cela est si ordinaire, qu’il n’est point permis de s’en étonner.

« Le nouveau gouverneur ne tarda point d’arriver. C’était de tous points l’opposé de Tioufaïef ; il avait un extérieur agréable et l’usage du monde. Sorti du lycée de Tsarskoë-Sélo et camarade de Pouchkine, il avait servi dans la garde ; il achetait des livres français, aimait à parler de matières sérieuses, et le lendemain de son arrivée il me prêta le livre de M. de Tocqueville sur l’Amérique. La transition était brusque ; rien n’était changé dans la maison, seulement le pacha tatare à la physionomie toungouse et aux manières sibériennes était remplacé par un doctrinaire un peu pédant, mais au demeurant homme distingué. Comme le nouveau gouverneur était réellement marié, la résidence perdit l’air de harem qu’elle avait eu jusqu’alors. Il en résulta naturellement que tous les employés se réformèrent aussi ; des vieillards caducs ne se vantèrent plus de conquêtes amoureuses, et se mirent à soupirer tendrement auprès de leurs grosses épouses. »

La réponse de l’empereur à la demande du prince héritier en faveur du jeune exilé de Viatka fut enfin connue. L’empereur n’accordait pas à M. Hertzen l’autorisation de revenir à Saint-Pétersbourg, mais il lui permettait de résider dans une ville plus rapprochée que Viatka du centre de la Russie, à Vladimir. Au moment du départ, M. Hertzen eut une preuve de cette sorte d’intérêt mêlé de curiosité que les condamnés politiques inspirent aux Sibériens et aux provinciaux. Il fut escorté jusqu’à la première station par plusieurs traîneaux. Quelques heures après, il franchissait la limite du gouvernement de Viatka, et voyait avec un indicible plaisir l’attelage russe aux joyeux grelots, avec ses chevaux rangés de front, remplacer l’attelage sibérien, où les chevaux vont à la file. Il y a dans le récit de ce voyage de retour (si l’on peut appeler ainsi le trajet de Viatka à Vladimir) une émotion naïve qui se communique au lecteur.

« — Allons ! allons ! fais galoper tes chevaux, dis-je au jeune cocher qui me conduisait, et je lui donnai une pièce de monnaie qu’il eut toutes les peines du monde à prendre avec ses gros gants de peau.

— On vous fera honneur ! Allons, les tourterelles ! Attention, maître, ajouta-t-il en s’adressant à moi. Tiens-toi bien ; voilà une descente, je vais lâcher mes chevaux.

« Il fit comme il le disait. Le traîneau ne glissait pas ; il descendait par bonds la route escarpée qui conduit au Volga. Les chevaux volaient ; le cocher était rayonnant de bonheur, et moi-même, je l’avoue à ma honte, j’étais on ne peut plus satisfait. Tel est le caractère russe. »