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avait été organisée pour le soir. Le gouverneur se mit en devoir d’en faire les honneurs au prince ; M. Hertzen se trouvait parmi les personnes qui accompagnaient Tioufaïef et le grand-duc dans leur promenade à travers les salles de l’exposition. Le gouverneur avait perdu la tête et tenait des propos sans suite. M. Hertzen fut prié par les précepteurs du prince de donner quelques détails sur cette exposition, au classement de laquelle il avait présidé. Cette circonstance devait porter bonheur à l’exilé. » Les précepteurs furent surpris de rencontrer un homme comme il faut sous le costume d’un employé du gouvernement ; » ils proposèrent à M. Hertzen de parler au prince, et celui-ci promit d’intercéder pour l’exilé auprès de son père. Cette promesse devait être tenue, et l’exil du jeune étudiant allait être, sinon terminé, du moins adouci.

En attendant que des jours meilleurs se lèvent pour M. Hertzen, il faut encore pourtant assister à quelques-unes des scènes qui précédèrent son départ, et suivre au bal de la noblesse le prince héritier dont il trace un rapide portrait. « La physionomie de l’héritier, nous dit-il, n’a point ce caractère de rigidité inexorable qu’on remarque sur celle de son père ; ses traits indiquent plutôt la bonté et la faiblesse. Quoiqu’il n’eût alors qu’une vingtaine d’années, sa taille commençait à s’épaissir… Pour le bal donné à l’assemblée de la noblesse, les musiciens étaient arrivés ivres-morts. Le gouverneur les fit enfermer quelques heures avant le bal, puis on les amena directement de la maison de police dans une tribune de la salle de bal, où ils restèrent sous clé tant que dura la fête. Le bal fut ridicule. Il y avait dans les apprêts luxe et indigence, comme dans toutes les fêtes de province.

« Après le départ de l’héritier, Tioufaïef s’attendait à échanger son pachalik contre un siège au sénat, mais il lui était réservé un sort encore plus triste. À peine quinze jours s’étaient-ils écoulés, que la poste de Pétersbourg apporta un paquet à l’adresse du gouverneur. Toute la chancellerie en fut bouleversée ; le sous-chef vint annoncer au directeur qu’on avait reçu un oukaze. Le directeur courut vers Tioufaïef ; celui-ci fit dire qu’il était malade et ne se rendit point à la séance. Une heure après, nous sûmes qu’il était destitué sans phrase. Toute la ville s’en réjouit ; mais si le sentiment de répulsion qu’inspirait l’administration de Tioufaïef était bien naturel, la conduite que tinrent à cette occasion les fonctionnaires du lieu a quelque chose de révoltant. Ce fut à qui lui donnerait le coup de pied de l’âne ; des hommes qui la veille se découvraient dans la rue dès qu’ils apercevaient sa voiture, qui suivaient des yeux ses moindres mouvemens, souriaient à son chien favori, offraient du tabac à son valet de chambre, maintenant le saluaient à peine et criaient à tue-tête