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administrer. Un des derniers gouverneurs d’Irkoutsk faisait tirer le canon lorsqu’il était en goguette, un autre aimait dans ces momens à dire la messe chez lui en costume de prêtre, et l’archevêque assistait à la cérémonie ; mais les bruyantes fantaisies de l’un et la dévotion de l’autre étaient moins préjudiciables à la Sibérie que le régime établi par Pestel et l’ardeur inintelligente de Kaptsévitch. Il est vraiment fâcheux que la Sibérie soit échue à des hommes si peu recommandables. On dit cependant que le gouverneur actuel, Mouravief, est un homme d’esprit et de moyens. La Sibérie a de l’avenir ; on ne l’a guère envisagée jusqu’à présent que comme un caveau qui regorge d’or, de fourrures et d’autres biens, mais qui est froid, rempli de neige, mal pourvu de denrées alimentaires, sans voies praticables et dépeuplé : ce jugement n’est point fondé. On pourra s’en convaincre, lorsque les bouches du fleuve Amour auront été ouvertes à la navigation, et que l’Amérique se rencontrera avec la Sibérie sur les frontières de la Chine, car c’est par ce point, bien entendu, que la vie commerciale se répandra dans le pays.

« La population russe qui a été transportée en Sibérie présente tous les germes du développement auquel elle est destinée à atteindre un jour ; c’est une race d’hommes robustes, de haute stature, intelligens et actifs. Les enfans des colons n’ont aucune idée de l’autorité seigneuriale. Il n’existe point en Sibérie de noblesse territoriale, ni même de classe aristocratique. Les corps des officiers et des employés, représentans du pouvoir dans ces contrées, ressemblent plutôt à une armée d’occupation qu’à une aristocratie. Les marchands achètent leur indépendance à force d’argent ; ils méprisent souverainement les fonctionnaires, tout, en leur témoignant une grande déférence, et les considèrent avec raison comme leurs commis pour les affaires civiles. Quant aux paysans, ils ont peu de rapport avec eux à cause des distances. Habitués au danger, portant des armes par nécessité, et menant dès l’enfance une vie active, les paysans sibériens sont plus aguerris, plus entreprenans que les paysans de la Grande-Russie. L’éloignement des églises les a sauvés de la superstition, si répandue parmi ces derniers ; en matière religieuse, c’est l’esprit de secte qui domine chez eux[1]. Il y a des hameaux retirés où le prêtre de la paroisse ne se présente que deux ou trois fois l’an, et alors il y remplit à la fois tous les devoirs de sa charge. »

Parmi les abus administratifs qui se commettent en Sibérie, il en est un qu’il est bon de noter. « Arrive-t-il que l’ispravnik, le

  1. En Russie, les sectaires sont au contraire beaucoup plus fanatiques que les orthodoxes. Si l’observation de l’auteur est fondée, rien ne prouve mieux les conséquences qu’entraîne la persécution religieuse ; on sait que le gouvernement russe a souvent poursuivi les sectaires de l’empire.