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types excentriques de l’administration et de l’aristocratie russe, succède un tableau plus sérieux de cette société de fonctionnaires et d’exilés telle qu’on peut l’observer dans la Sibérie et les provinces voisines. Il faut remonter à Pierre le Grand pour retrouver l’origine de cette bureaucratie grossière et affamée qui pèse sur les provinces sibériennes de la Russie. Aux tableaux tracés par Gogol et adoucis par l’esprit comique de l’écrivain aussi bien que par l’action de la censure, M. Hertzen ajoute ici quelques traits d’une affligeante exactitude. Il nous introduit dans ces bureaux infects, d’où quelques papiers chargés d’écriture par des hommes déguenillés vont porter la misère et la terreur dans des familles et dans des villages entiers. Il nous explique ces actes de rigueur que multiplie l’autorité administrative par des besoins d’argent que les malheureux, préoccupés de se soustraire à des avanies et à des châtimens redoutables, sont toujours prêts à satisfaire. Comment suivre l’auteur dans ces tristes détails ? « Le vol est devenu res publica parmi les fonctionnaires de cette région éloignée. Le pouvoir impérial, qui partout ailleurs frappe et disperse comme des coups de mitraille, ne saurait battre en brèche ces retranchemens de boue couverts de neige. » Qu’on passe en revue quelques gouverneurs de la Sibérie. Pour un somme sérieux dévoué au pays, comme le général Véliaminof, essayant de continuer pendant deux ans à Tobolsk une œuvre de régénération inutilement commencée par le ministre Speransky, -combien d’indignes représentans de ce pouvoir impérial qui leur délègue une si large initiative ! — Voici Pestel, le père du colonel de ce nom qui compta parmi les chefs de l’insurrection du 14 décembre 1825. Ce Pestel est un vrai proconsul romain, et des plus terribles.

« Il organisa en Sibérie tout un système de rapine ; grâce à ses espions, il avait entièrement isolé cette vaste contrée du reste de la Russie. Aucune lettre ne franchissait la frontière sans être ouverte, et malheur à quiconque aurait osé porter plainte à Saint-Pétersbourg ! Des marchands de la première guilde[1] étaient retenus en prison une année entière, souvent même soumis à la question. Des employés dont il était mécontent allaient passer deux, trois ans et plus encore dans les parties les plus désolées de la Sibérie. » Longtemps les populations supportèrent ce joug odieux. Enfin un bourgeois du pays, décidé à porter plainte à l’empereur Alexandre, et voulant se rendre à Pétersbourg sans éveiller les soupçons de Pestel, se joignit à une caravane de thé qui partait de Kiachta pour la Russie centrale. L’empereur était alors à Tsarkoié-Sélo. Il lut la note du bourgeois sibérien. Etonné, stupéfait

  1. Les marchands de la première guilde ou classe ont d’assez grands privilèges ; ils doivent posséder un capital de 50,000 roubles.