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de Cancrine, qui était alors intendant général. L’année suivante, il dirigeait un département de la chancellerie d’Araktcheïef, le ministre de la guerre d’Alexandre, et accompagna son chef à Paris lors de l’invasion. Pendant toute la durée de son séjour dans cette ville, il ne bougea point de son bureau, et Paris lui était aussi inconnu que s’il n’avait jamais quitté la Sibérie. Il travaillait jour et nuit avec Kleinmichel, alors son collègue. La tâche était rude, on le voit ; les employés qui servaient dans la chancellerie d’Araktcheïef n’y restaient jamais longtemps ; il y allait pour eux de la vie comme pour les hommes que l’on condamne au travail des mines. Quelle que fut l’ardeur de Tioufaïef, il ne se sentit point de force à demeurer plus longtemps dans cette fabrique d’arrêtés, de circulaires et de projets ; il sollicita un poste plus paisible. Le comte Araktcheïef devait nécessairement avoir beaucoup d’estime pour Tioufaïef ; c’était un employé d’une assiduité exemplaire, n’ayant point d’opinion, intègre, dévoré d’ambition et plaçant la soumission au-dessus de tous ses devoirs. Aussi donna-t-il à Tioufaïef une place de vice-gouverneur. Quelques années après, il lui confia le gouvernement de Perm ; plus tard, on le transféra à Tver, mais les nobles de cette province, tout serviles qu’ils étaient, ne purent le supporter longtemps, et on finit par lui confier le gouvernement de Viatka, contrée qu’il avait visitée une première fois sur une corde tendue, et qu’il revit plus tard la corde au cou. On sait que l’autorité dont jouissent en Russie les gouverneurs varie suivant les lieux ; elle augmente en raison de leur éloignement de Pétersbourg. Le gouvernement de Viatka[1] est un des plus reculée ; Tioufaïef en profita.

« Le nouveau gouverneur régnait à Viatka en véritable satrape ; mais c’était un satrape éveillé, remuant, qui voulait tout savoir et ne restait jamais inactif. On aurait pu le comparer à un commissaire de la convention, à Carrier par exemple, mais avec cette différence que toute l’énergie et l’insensibilité qui le caractérisaient, au lieu d’être au service d’un pouvoir révolutionnaire, étaient aux ordres d’un autocrate. Lorsque j’arrivai à Viatka, il était séparé de sa femme et vivait avec celle d’un de ses cuisiniers qu’il avait renvoyé à la campagne. Cette favorite habitait dans la maison un appartement réservé. Quoiqu’elle n’assistât point aux réceptions officielles, les fonctionnaires particulièrement dévoués au gouverneur, c’est-à-dire ceux qui craignaient le plus de tomber entre les mains de la justice, fréquentaient assidûment la femme du cuisinier, et lui composaient une petite cour. Leurs femmes et leurs filles allaient même le soir et sans bruit lui rendre visite. Cette grande dame avait eu le bon esprit d’imiter

  1. La ville de Viatka, située sur la rivière de ce nom, est à 1,085 verstes de Moscou ; on y compte près de 15,000 habitans.