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(M. Hertzen s’y trouvait) furent condamnés à l’exil. On infligea à ceux de la troisième diverses peines moins sévères. Quant aux détenus de la première catégorie, un châtiment rigoureux leur était réservé : la commission les jugea dignes d’être détenus à perpétuité dans la forteresse de Schlusselbourg. Ils étaient trois : Sokolovski, l’auteur de la fameuse chanson qui outrageait l’empereur, un peintre nommé Outkine, et un officier du nom d’Ibaïef. M. Hertzen nous donne quelques renseignemens sur ces redoutables conspirateurs. Auteur de deux poèmes assez estimés et d’un grand nombre de poésies légères, Sokolovski était heureusement doué ; mais son talent poétique n’avait pas assez d’originalité pour se passer de culture, et il n’en avait aucune. C’était un homme de trente ans, aimable, amusant, un bon vivant, dans toute la force du mot, recherchant avant tout les plaisirs de la table. Ayant été impliqué dans cette affaire à l’improviste, il avait dû passer subitement d’une vie d’orgies continuelles dans un cachot ; mais la prison l’avait trempé, il en supportait tous les ennuis avec courage. Appelé un jour devant un des membres de la commission, piétiste qui avait passé sa vie à faire le métier d’espion et de juge instructeur, celui-ci lui demanda à qui s’adressaient les deux derniers vers de sa chanson (ils renfermaient plusieurs expressions impies empruntées au langage le plus cynique)[1]. — Soyez sûr, lui répondit Sokolovski, que ce n’est point à l’empereur, mais à Dieu. Je vous prie de prendre en considération cette circonstance atténuante. — On avait infligé à Sokolovski un secret encore plus rigoureux que celui auquel étaient soumis les autres prisonniers, et cependant, lorsqu’ils se trouvèrent réunis pour entendre leur sentence, il n’avait encore rien perdu de sa gaieté.

Le second prévenu de cette catégorie, le peintre Outkine, signait ainsi tous les procès-verbaux des interrogatoires qu’il subissait : « Artiste libre détenu en prison. » C’était un homme de quarante ans. Il n’avait de sa vie pris partit aucune intrigue politique ; mais d’un caractère franc et emporté, il lui avait été impossible de se contenir en présence de ses juges. Il s’était souvent oublié au point de leur adresser des propos grossiers ; aussi la prison qu’on lui avait réservée était-elle la plus sombre et la plus humide de toutes.

Quant à Ibaïef, il ne fut sans doute puni sévèrement que parce qu’il portait l’épaulette. Il s’était trouvé à la fête en question, il est vrai ; mais, s’il y avait chanté les paroles incriminées, il est certain

  1. Dans la dernière strophe de cette pièce, dépourvue d’ailleurs de tout mérite littéraire, l’auteur met en scène Dieu, qui, prenant en pitié la Russie menacée d’être gouvernée par le grand-duc Constantin, lui donne l’empereur actuel. La chanson est terminée par le juron russe : Misérable fils de chienne, qu’on prétendait appliquer à l’empereur, mais que l’auteur, revendiquant avec audace ; l’intention blasphématoire de sa pièce affirmait avoir dirigé contre Dieu.