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le capitaine nous aborde, nous raconte que la Moldave lui joue des tours, et nous demande s’il peut compter sur nous pour lui donner une leçon. — Pourquoi pas ? lui répondons-nous ; servir votre seigneurie est toujours un honneur pour nous. — Il nous remercia, et, montrant la maison dans laquelle demeurait l’officier, il nous dit : — Tenez-vous la nuit sur le pont ; elle y passera bien sûr pour aller chez lui ; lorsque vous la verrez, prenez-la sans bruit et jetez-la à la rivière. — Cela peut se faire, votre seigneurie, lui disons-nous. — Et la nuit venue, nous allons en effet nous asseoir sur le pont avec un sac. Voilà que vers minuit nous voyons la Moldave qui court. — Pourquoi vous pressez-vous, madame ? lui disons-nous comme ça, — et puis nous lui appliquons un bon coup sur la tête. La pauvre colombe ne poussa pas le moindre cri ; nous l’avons fourrée dans le sac et jetée à la rivière. Le lendemain, le capitaine entre chez l’officier et lui dit : — Ne soyez pas fâché contre la Moldave, nous l’avons un peu retenue. Entre nous soit dit, elle est dans la rivière, et si vous voulez, nous irons nous dire deux mots derrière le village avec un sabre ou des pistolets à votre choix. — Et en effet ça n’a pas manqué ; mais notre pauvre capitaine, s’étant fait donner un rude coup de sabre dans la poitrine, n’en est pas revenu ; trois mois après, il rendit son âme à Dieu.

« Et la Moldave ? lui demandai-je. Vous l’avez donc noyée ?

— Mais oui, me répondit tranquillement le vieux soldat.

« L’innocence vraiment enfantine avec laquelle il me raconta cette histoire me remplit d’étonnement. Il parut comprendre le sentiment que j’éprouvai, ou peut-être même éprouvait-il en ce moment, pour la première fois de sa vie, quelque trouble en réfléchissant à cette action. Toujours est-il que, pour me rassurer ou pour calmer sa conscience, il crut à propos d’ajouter : — Ce sont des païennes ; oui, ces gens-là ne valent pas mieux, croyez-moi, que des mécréans. »

La figure du vieux gendarme, telle que la retrace l’écrivain russe, ne serait-elle pas bien à sa place dans quelque récit de M. Mérimée ? Il y a, comme le dit M. Hertzen lui-même, du Wouwermans et du Callot dans ce farouche personnage racontant un guet-apens et un meurtre nocturne dont une femme est victime avec une si philosophique insouciance.

Cependant l’instruction était finie. Dès ce moment, la captivité des jeunes prisonniers devient moins rigoureuse. On leur permet de voir quelques-uns de leurs amis et leurs pareils. Enfin deux mois après, dans le courant de mars 1835, ils apprennent que la sentence rendue par la commission va leur être signifiée. Le 20 du même mois, ils sont réunis pour la première fois, depuis leur mise en jugement, dans l’une des salles de l’hôtel du gouverneur militaire. Les prévenus avaient été partagés en trois catégories. Tous ceux de la seconde