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L’empereur s’avança vers Polejaïef, lui posa la main sur l’épaule et lui dit : — Ton avenir dépend de toi ; si je t’oubliais, écris-moi. — Puis il le baisa paternellement sur le front[1].

Si l’empereur n’appliqua point à M. Hertzen et à ses amis ces procédés de justice patriarcale, il donna du moins une forte impulsion aux travaux des commissaires réunis pour les juger. Désormais M. Hertzen n’avait plus à subir d’interrogatoires, et il ne devait reparaître devant le tribunal que pour écouter sa sentence. On lui assigna en attendant un nouveau lieu de détention, l’ancien monastère de Kroutitzki, transformé en caserne. Empruntons encore quelques souvenirs à cette période de sa captivité :

« Je finis par m’habituer, dit-il, à ma nouvelle prison, comme je m’étais fait à celle du quartier de police ; j’y passais mon temps à conjuguer des verbes italiens d’après ma grammaire et à lire quelques autres livres de ce genre. Au commencement, je fus soumis à un régime assez sévère. Le soir à neuf heures, aussitôt que la retraite sonnait, mon gardien entrait dans ma chambre, éteignait la lumière et fermait ma porte à clé. Depuis ce moment jusqu’à huit heures du matin, j’étais obligé de rester dans une obscurité complète ; cela me paraissait d’autant plus pénible que, n’ayant jamais été un grand dormeur, quatre heures de sommeil me suffisaient en prison, où j’étais complètement privé d’exercice. Joignez à cela que toute la nuit le cri de écoute ! que jetaient de quart d’heure en quart d’heure les factionnaires qui se tenaient aux deux extrémités du corridor, venait me rappeler que j’étais sous les verrous.

« La retraite sonnée, un silence profond s’établissait dans la prison ; rien ne le troublait, si ce n’est le pas du soldat de faction qui marchait sur la neige devant ma fenêtre, puis le cri lointain des sentinelles. Mon sommeil était souvent troublé par des songes ; il m’arrivait quelquefois de me dire, lorsque j’entrouvrais les yeux : Le maudit rêve ! une prison ! des gendarmes ! Heureusement qu’il n’y a rien de vrai dans tout cela. — Mais au même instant le bruit d’un sabre

  1. La fin de Polejaïef fut triste. Entré dans les rangs de l’année comme soldat, il adressa, au bout de trois ans, une lettre à l’empereur. Ne recevant point de réponse, il supposa qu’elle ne lui était pas parvenue, et il en écrivit une seconde sans plus de succès. Persuadé que ses lettres étaient interceptées, il déserta, dans l’espérance de pouvoir remettre de ses propres mains une supplique à l’empereur ; mais, étant allé rejoindre à Moscou d’anciens camarades qui s’empressèrent de fêter son retour, il y fut bientôt arrêté. Reconduit à son corps, un conseil de guerre le condamna à passer par les verges. L’arrêt fut soumis à la sanction de l’empereur. Dans l’intervalle, le malheureux résolut de se donner la mort, et un vieux soldat lui fournit en secret une baïonnette qu’il avait, lui dit-il, aiguisée lui-même avec soin. Toutefois l’empereur commua la peine de Polejaïef ; il fut envoyé au Caucase, où il passa sous-officier. Quelque temps après, il obtint l’autorisation de servir en cette qualité dans un régiment de la garnison de Moscou, et il y mourut d’une maladie de poitrine au moment où il venait d’obtenir le grade d’officier.