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avec des cabaretières, et importunant de leurs vociférations l’officier de quartier, qui les menace du bâton jusqu’au moment où le major entre dans la salle et fait mettre les plaignans dehors. Le major remarque le prisonnier ; il demande à lire le papier remis par l’officier qui vient d’arrêter M. Hertzen. On emmène celui-ci chez le grand-maître de la police, puis on le reconduit au quartier sans lui avoir fait subir aucun interrogatoire. L’emprisonnement est commencé, et M. Hertzen décrit avec une douloureuse énergie les premières impressions de cette vie nouvelle.

« Tout homme qui a des ressources en lui-même s’habitue bientôt à la prison. On se fait au silence de la cage qui vous est donnée pour gîte, et entre les barreaux de laquelle on peut se mouvoir en toute liberté. Aucun soin, aucune distraction ne vient vous y préoccuper.

« Pendant les premiers jours, on me priva de livres ; le major prétendait qu’il n’était point permis d’en faire apporter de chez soi. Je lui demandai la permission d’en acheter. — Oui, me répondit-il, si c’est quelque chose d’instructif, une grammaire par exemple. Je peux bien vous accorder cela, mais pour tout le reste il faut avoir la permission du général. — L’idée de me donner à lire une grammaire comme distraction me parut fort plaisante, mais je l’accueillis néanmoins avec empressement, et priai le major de me faire acheter une grammaire italienne et un dictionnaire. J’avais deux assignats rouges[1] et lui en donnai un ; il chargea aussitôt un officier d’aller acheter les livres et de porter en même temps de ma part au grand-maître de police une lettre dans laquelle, en me fondant sur l’article du règlement dont j’ai parlé, je le priai de me faire savoir le motif de mon arrestation ou de me relâcher. Le major, en présence duquel j’avais écrit cette lettre, m’avait engagé beaucoup à ne point faire cette démarche. — C’est peine perdue, me disait-il. Je peux vous assurer que vous allez déranger inutilement le général. On répondra : C’est un brouillon ! rien de plus, et au lieu de vous servir, cela ne peut que vous être nuisible.

« Le soir du même jour, l’officier de quartier vint me dire, de la part du général, que je connaîtrais en temps et lieu les motifs de mon arrestation ; puis il tira de sa poche une grammaire italienne fort malpropre, et ajouta en souriant : -Il se trouve justement qu’il y a là un vocabulaire à la fin du livre, de sorte que le dictionnaire devient inutile. Quant au reste de l’argent, il n’en fut pas question. Je voulais écrire une seconde lettre au maître de police ; mais j’y renonçai, pour ne pas jouer dans la prison de police de la Prétchistineka le rôle d’un Hampden en miniature. »

  1. À cette époque, il y avait encore en Russie des assignats de différentes couleurs : les rouges valaient 10 roubles.