Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/870

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une démarche en sa faveur, si on pouvait en espérer quelque succès. La figure de Raïevski se couvrit d’un nuage ; mais sa physionomie n’indiquait nullement l’inquiétude égoïste du personnage auquel je m’étais adressé dans la matinée : on y lisait un mélange de tristes souvenirs et de dégoût.

— Il ne s’agit point de vouloir ou non, me répondit-il, mais je doute que l’intervention d’Orlof puisse vous servir. Passez dans son cabinet après le dîner ; je vous l’amènerai. Ainsi donc, ajouta-t-il après un moment de silence, votre tour est arrivé aussi ! Le joug que nous portons tous en écrasera bien d’autres.

« Je contai l’affaire à Orlof, et il écrivit aussitôt une lettre au prince Galitsine pour lui demander une audience. — Le prince, me dit-il, est un homme de bien ; s’il n’intervient pas, nous saurons au moins à quoi nous en tenir.

« Le lendemain, j’allai chercher une réponse. Le prince Galitsine avait dit à Orlof que N… était arrêté par ordre supérieur, qu’une commission d’enquête avait été nommée pour le juger, et que le fait incriminé était un repas donné le 24 juin, et pendant lequel on avait chanté des chansons incendiaires. Je n’y comprenais absolument rien. Le jour en question, j’étais resté à la maison avec mon père, dont c’était la fête, et N…, avait dîné avec nous. Je quittai Orlof le cœur gros ; il paraissait aussi très affecté. Lorsque je lui avais tendu la main en sortant, il s’était levé et m’avait pressé avec force contre sa vaste poitrine. Il semblait pressentir que nous allions être séparés pour longtemps. Je ne le revis plus qu’une seule fois, six ans plus tard. Il s’éteignait tout à fait ; son air pensif, l’expression maladive qui était répandue sur ses traits anguleux, me frappèrent douloureusement. Il était triste ; il comprenait son état, le désordre de ses affaires, et ne savait comment y porter remède. Deux mois après, il mourut ; le chagrin lui avait tourné le sang.

« La ville de Lucerne renferme un monument très remarquable ; c’est une œuvre de Thorwaldsen taillée dans le roc. Un lion mourant est couché dans l’arène ; il est blessé à mort, le sang sort à flots de la blessure qui lui a ouvert le flanc, et au milieu de laquelle se dresse un tronçon de flèche… Il gémit, et son regard exprime une douleur suprême… Un jour que j’étais assis en face de ce noble mourant, je me rappelai involontairement ma dernière visite à Orlof… »

M. Hertzen ne se décourage pas encore. En sortant de chez Michel Orlof, il entre dans la maison du général de police[1]. L’idée lui est venue de demander la permission d’aller voir N… en assurant qu’il est son parent ; mais le général lui répond que son parent est au secret

  1. La police de Moscou est sur un pied militaire et porte l’uniforme. Elle est commandée par un général et trois maîtres de police auxquels sont adjoints vingt majors d’arrondissement ayant sous leurs ordres des officiers de quartier. Chaque arrondissement a un siège de police ou maison de quartier, qui, indépendamment des bureaux du major et d’une prison, renferme un dépôt de pompes à incendie desservies par des soldats de police.