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actes, et quand il a fallu compter avec elle, les circonstances s’étaient déjà singulièrement aggravées, les conditions de la paix devenaient plus difficiles. La Russie s’est tournée alors vers l’Allemagne, elle a cherché à la diviser, à la neutraliser ; elle n’y a point réussi : les armemens de l’Autriche, le traité d’alliance signé entre le cabinet de Vienne et la Sublime-Porte, sont venus achever de dissiper les illusions, de ce côté du moins. Elle espère encore peut-être aujourd’hui détacher la Prusse en se retirant des provinces danubiennes, et ici, comme toujours, la Russie se trouvera sans doute en retard sur les événemens. La Prusse se tint-elle pour satisfaite, la vérité est que l’occupation des principautés n’est plus désormais qu’un des élémens de la question qui s’agite, et qui a dû s’agrandir dès le jour même où les forces de l’Angleterre et de la France ont paru sur les divers théâtres de la guerre. Il serait trop commode véritablement d’épuiser la patience et la longanimité des cabinets, de mettre l’Europe entière en armes, de placer son ambition et sa volonté au-dessus du droit public, de tenir en suspens tous les intérêts depuis plus d’une année, pour en revenir simplement ensuite à la situation d’où est sortie la guerre. C’est là cependant ce que semble offrir M. de Nesselrode dans la dépêche par laquelle il répondait à la dernière sommation de l’Autriche. Sans doute l’évacuation des principautés, qui est survenue depuis, est une des conditions de la paix, puisque c’est l’attestation visible de l’indépendance et de l’intégrité de la Turquie ; mais il est d’autres conditions qui semblent désormais tout aussi nécessaires aux puissances occidentales. M. le ministre des affaires étrangères les résumait récemment dans une dépêche au représentant de la France à Vienne. Elles dérivent de la situation même qui a fait naître les dangers actuels. Ainsi la Russie a profité du droit exclusif de surveillance que lui attribuent les traités sur la Moldavie et la Valachie, pour envahir ces provinces. Sa position privilégiée dans la Mer-Noire, les établissemens formidables qu’elle y a créés, sont une menace permanente contre l’empire ottoman. La possession sans contrôle de la principale embouchure du Danube par la Russie a permis à celle-ci de gêner par des obstacles sans nombre la navigation et le commerce du monde. Enfin le gouvernement russe, par des interprétations abusives, est parvenu à tirer du traité de Kutchuk-Kainardji ses prétentions à un protectorat religieux, d’où est née la lutte actuelle.

Il faut donc que la paix qui sera conclue écarte ces causes incessantes de perturbations, et consacre les garanties de la sécurité européenne. Elle ne le peut qu’en rattachant explicitement la Turquie au système général de l’Europe, en faisant disparaître le droit d’ingérence de la Russie dans la Moldavie et la Valachie, en affranchissant la navigation de la Mer-Noire et du Danube, en révisant les traités dans le sens d’une limitation de la prépondérance russe dans l’Euxin, et en substituant l’intervention collective de toutes les puissances en faveur des sujets chrétiens du sultan au protectorat exclusif que revendique le tsar. Ces garanties, qui impliquent le renouvellement de toutes les conditions politiques de l’Orient, l’opinion universelle les pressentait et les indiquait déjà ; elles ont acquis un caractère authentique par les déclarations des ministres anglais dans le parlement, et par la note plus formelle encore de M. Drouyn de Lhuys, qui vient d’être rendue publique.