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On fit servir un dîner substantiel et délicat, puis l’on attendit ainsi, outre de joyeux propos et des brindisi provoquans, que les heures du jour eussent entièrement disparu derrière l’horizon qui se couvrait peu à peu de teintes plus adoucies.

La Nuit s’approchait en effet avec son cortège d’étoiles d’or qui scintillaient au firmament, comme pour l’éclairer dans sa course mystérieuse ; un léger zéphyr sillonnait les vagues et poussait hors de Venise un essaim de gondoles qu’on voyait s’ébattre au milieu de la mer, chargées de gentildonne et de cavalieri qui venaient respirer la fraîcheur du soir. Des bruits divers, des éclats de voix, le salut joyeux qu’échangeaient entre eux les mariniers, les cloches de Murano et des îles voisines qui disaient au jour un mélancolique adieu, tout cela disposait l’âme aux plus douces contemplations. Accoudés à la fenêtre du camerino, Lorenzo et la Vicentina admiraient ce spectacle sans dire un mot, laissant leur esprit errer à l’aventure et s’emplir de rêves féconds. Cependant les ombres grandissaient et couvraient la mer d’une obscurité moins transparente, les bruits s’éteignaient comme des dissonances à l’approche d’un accord qui les résout en les absorbant, et le calme de la nuit succéda enfin aux efforts du jour. Pendant ce court intervalle d’une obscurité complète qui sépare le soir de la nuit sereine, au milieu du recueillement qui précède le réveil des plaisirs, la lune apparut discrètement aux bords de l’horizon, élargissant peu à peu son disque argenté, comme une divinité coquette qui aurait voulu s’assurer qu’aucun astre jaloux n’épiait sa course vagabonde. Alors, du fond de la mer qui présentait à l’œil la transparence et les contours d’un lac paisible, on entendit s’élever de différens côtés des concerts de voix et d’instrumens qui se mêlaient, s’entrecroisaient et se répandaient dans l’espace et le silence en bouffées sonores d’un charme infini. On ne distinguait d’abord que quelques syllabes mieux accentuées que les autres dans ce murmure harmonieux qu’on aurait dit être l’écho lointain d’une fête prestigieuse. Étaient-ce les Muses, qui, assises en cercle dans la voûte céleste, faisaient entendre cette harmonie des sphères qui ravit Pythagore et le divin Platon, ou bien les Néréides avaient-elles quitté leurs grottes profondes pour venir s’égayer à la surface des flots ? Non, c’était Venise, Venise tout entière qui voguait sur les lagunes en chantant le bonheur de vivre et de respirer. Aussi, en prêtant une oreille plus attentive ace bourdonnement mystérieux, on y discernait bientôt des rhythmes et des sonorités joyeuses qui berçaient l’imagination, et lui ouvraient des perspectives moins grandioses que charmantes. Des violons, des guitares et des mandolines entremêlées de quelques instrumens à vent jouaient des symphonies, et les voix dialoguaient entre elles et se répondaient d’une barque à l’autre de ces mots simples qui laissent sous-entendre plus de choses qu’ils