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voix émues chanter alternativement une mélodie éclose sur les lèvres de je ne sais quel gondolier qui en avait combiné le rhythme sur les palpitations de son cœur ; en plongeant le regard dans cet archipel d’îles fortunées qui semblent avoir été ainsi groupées par la nature, comme les notes diverses d’un accord harmonieux, ce n’est point une fiction de la fantaisie qui se déroule sous vos yeux enchantés, mais un épisode ordinaire de la vie vénitienne. On dirait une marine du Canaletto illustrée par le poète Lamberti, qu’on a justement surnommé l’Anacréon des lagunes.

Arrivés à Murano, la Vicentina fit aborder la gondole à un palier de marbre sur lequel ouvrait une porte basse d’un accès mystérieux. C’était le jardin de Saint-Stephan, où les voluptueux, les amans discrets et les politiques allaient faire des parties fines à l’ombre de frais bocages qui, pour les Vénitiens, avaient l’attrait d’une chose rare. Autour d’un assez beau jardin, il y avait des camerini ou cabinets élégamment meublés, où l’on se faisait servir des collations et des soupers délicats. Abrités sous une treille touffue qui longeait une partie du jardin, ces cabinets, qui pouvaient contenir jusqu’à six personnes, donnaient sur la mer, qui présentait aux regards des convives un horizon varié d’incidens agréables. On ne pouvait y pénétrer qu’après avoir frappé trois coups à la porte pour donner le temps à ceux qui voulaient se dérober à la curiosité des subalternes de se couvrir du masque qu’en pareilles circonstances on portait toujours avec soi. Du reste, la discrétion était la qualité non seulement des gondoliers, qui s’en faisaient un point d’honneur, mais de tous les gens qui exerçaient une profession mercenaire. Sous un gouvernement soupçonneux, qui cachait sa faiblesse sous l’appareil d’une pénétration qu’on croyait infaillible, le silence et la réserve devenaient une loi nécessaire dans les relations de la vie. Aussi le caractère du peuple vénitien était-il un mélange de finesse et d’aimable étourderie.

S’étant fait servir une merenda ou goûter, composé de fruits, de pâtes diverses et d’un excellent vin de Chypre, qui était pour les Vénitiens ce que le vin de Champagne est pour nons, l’assaisonnement nécessaire d’un rendez-vous galant :

— Je voudrais bien savoir, dit Lorenzo d’un air dégagé, en buvant à petites gorgées dans un verre de Murano qu’il tenait de ses deux mains comme un calice, les coudes appuyés sur la table, ce que ton protecteur Zustiniani dirait s’il nous voyait ici ensemble ! Penses-tu qu’il fût disposé à nous donner sa bénédiction ?

— Eh ! pourquoi pas, répondit la Vicentina, un peu surprise de la désinvolture avec laquelle il lui adressait une pareille question. Je ne suis ni sa femme, ni sa fiancée, et mon cœur n’appartiendra qu’à celui qui saura me plaire.