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nature ait conscience de la vie qui la pénètre, et nous invite à partager son bonheur. Le soleil radieux n’avait pas encore assez de force pour incommoder de sa chaleur, et ses rayons, attiédis par des brises chargées d’arômes printaniers, glissaient sur les vagues en les colorant de mille reflets. Quelques oiseaux voltigeaient à l’horizon d’azur, des algues marines, des fragmens d’herbes et de fleurs qui décelaient le passage récent des fruttaioli, ou marchands de fruits, qui tous les matins venaient des îles approvisionner la capitale, flottaient ça et là sur la cime des flots amers, comme si l’aurore les eût laissés tomber par mégarde du haut des deux. Assis mollement près de la Vicentina, qui le couvait du regard, Lorenzo parut inquiet et comme troublé de la situation où il se voyait pour la première fois. Ne sachant trop que dire, respirant à peine, il cherchait à démêler dans la confusion de ses idées la cause du léger malaise qu’il éprouvait. La Vicentina, qui lisait plus clairement dans ses yeux que Lorenzo ne lisait dans son propre cœur et qui jouissait intérieurement de l’empire de ses charmes, semblait lui dire en voyant son émotion :

Ô jeune adolescent ! tu rougis devant moi.
Vois mes traits sans couleur ; ils pâlissent pour toi :
C’est ton front virginal, la grâce, ta décence ;
Viens. Il est d’autres jeux que les jeux de l’enfance[1].

Se rapprochant de Lorenzo et lui passant un bras derrière le cou, — Carino, lui dit-elle d’une voix caressante, qu’avez-vous donc ? Regretteriez-vous de m’avoir consacré cette belle journée et voulez-vous que nous retournions à Venise pour tranquilliser la signora Beata sur votre sort ?

— Je vous ai déjà dit, répondit Lorenzo avec vivacité, que la noble fille du sénateur Zeno n’a droit qu’à mon respect, et qu’elle ne s’inquiète guère de l’usage que je puis faire de mon temps.

— Pardonnez-moi, répliqua malicieusement la cantatrice, de supposer l’existence d’un sentiment bien naturel dans votre position. Toute grande dame qu’elle est, la signora Beata ne pourrait que se féliciter d’inspirer une affection qui ferait envie à bien des femmes,… car, mon cher Lorenzo, vous n’êtes pas un jeune homme ordinaire, J’ignore quels sont vos projets d’avenir et quelle carrière vous comptez embrasser ; mais avec votre esprit et vos connaissances, vous pouvez hardiment aspirer à vous faire un nom qu’on serait heureuse de porter.

Ces paroles d’une fine coquetterie dissipèrent un peu l’embarras de Lorenzo, dont la vanité n’avait pas besoin d’être si adroitement excitée pour se prendre facilement à l’amorce qu’on lui jetait. Dans

  1. André Chéner, Idylles.