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la tsarine dans son royaume de caprice et de fantaisie. La Gabrielli a dû une grande partie de sa renommée à Guadagni, qui a été longtemps épris de ses charmes. Il lui enseigna l’art de respirer à propos, de modérer les éclats de sa voix, d’adoucir les aspérités de sa fastueuse vocalisation, qui s’échappait comme un torrent écumeux, en lui apprenant à lier les sons au fond de la gorge au lieu de les marteler et de les frapper isolément à coups de menton, comme font la plupart des cantatrices modernes. Ce défaut dont vous n’êtes pas exempte, ajouta Pacchiarotti avec douceur, est connu dans les écoles par le sobriquet de vocalisation cavallina, parce que l’effet qui se produit à l’oreille est presque semblable au hennissement du cheval. Malgré les conseils d’un si excellent maître, la Gabrielli n’a pu être qu’un prodige qui a étonné l’Europe par les artifices d’un gosier incomparable. Elle manquait de goût et de style, et ne chantait volontiers que la musique des compositeurs médiocres. Elle affectionnait particulièrement les productions d’un certain Mysliweczek qui a souvent écrit pour elle, et dont elle faisait valoir les maigres inspirations. Dans un opéra de ce compositeur obscur, l’Olympiade, qui fut représenté à Naples en 1779, il y avait un air, — Se cerca, se dire, — dans lequel la Gabrielli produisit un effet étourdissant ; elle le chantait partout et disait cavalièrement aux Jomelli, aux Piccinni, aux Sacchini, c’est-à-dire aux plus grands musiciens de l’Italie, qu’aucun compositeur n’avait aussi bien que Mysliweczek compris la nature de son talent.

Je vous parle un peu longuement de la Gabrielli, continua Pacchiarotti, mais c’est que cette femme célèbre a jeté un si vif éclat, que vous pourriez être tentée d’imiter un si dangereux modèle. Vous avez quelques-unes de ces qualités, cara Vicentina, n’en ayez pas les défauts. Le chant est peut-être la partie la plus délicate de ce vaste ensemble qu’on appelle l’art musical. La voix, le physique, la facilité naturelle, le mécanisme si difficile et si compliqué de la vocalisation ne sont que des moyens pour atteindre le vrai but de l’art, qui est l’expression des sentimens dans une situation donnée. Il faut que le virtuose ainsi qui ; le compositeur considère les sons qu’il produit ou qu’il assemble comme le poète et le peintre considèrent les mots et les couleurs dont ils ont besoin pour réaliser leurs conceptions. Ce sont des élémens qui n’ont de valeur que par l’idée ou le sentiment qu’ils manifestent. Je ne prétends pas dire qu’il n’y ait pas dans les sons pris isolément et envisagés comme de simples phénomènes de la nature une qualité matérielle dont il faille se préoccuper, ce serait nier la clarté du jour et tomber d’un extrême dans l’autre. Nous sommes des êtres sensibles et raisonnables, et, pour toucher notre cœur ou convaincre notre esprit, il faut passer par nos sens, ces portes d’ivoire de la cité divine.