Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/788

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les leçons, elle venait deux fois par semaine chez le célèbre sopraniste, et là elle se rencontrait avec Lorenzo. Celui-ci, dont la voix fragile se ressentait encore du travail de l’adolescence, était obligé à de grands ménagemens. On sait que pendant cette opération mystérieuse qu’on appelle vulgairement la mue, l’organe vocal de l’homme subit une véritable transformation ; il descend d’une octave et passe du diapason féminin à la partie inférieure de l’échelle musicale. Pendant cette révolution, plus ou moins longue, dont la physiologie ignore les lois et n’a pu encore prévoir le dénoûment, l’élève qui se consacre à l’art de chanter doit s’interdire toute espèce d’exercice. Il y a surtout un moment critique où l’organe vocal, ayant perdu le caractère propre à l’enfance, n’a pas encore celui de la virilité, où le jeune homme hésite entre les deux registres, et ne sait littéralement sur quelle note chanter, ni même parler. Le moindre effort peut compromettre alors l’avenir de la plus belle voix du monde. Dans les conservatoires de Naples aussi bien que dans les écoles de Venise (car les jeunes filles n’échappent pas entièrement à cette crise de la mue, beaucoup moins dangereuse pour elles que pour les garçons), les élèves employaient le temps que durait cette métamorphose à étudier la composition ou à jouer de quelque instrument. Il leur était défendu de chanter et même de parler trop haut, de manière à fatiguer l’organe, dont on attendait patiemment la résurrection. La première fois que la Vicentina se fit entendre à Pacchiarotti dans quelques morceaux de musique contemporaine que Lorenzo accompagnait au clavecin, il admira beaucoup la force, l’étendue et la souplesse de sa voix de soprano sfogato.

Cara mia, lui dit le célèbre virtuose après un air de Nasolini qu’elle avait exécuté avec une bravoure étonnante, vous me rappelez la fameuse Gabrielli, la cantatrice la plus extraordinaire qui ait existé par la beauté de sa voix et sa prodigieuse vocalisation ; elle avait comme vous un clavier admirable de presque deux octaves et demie, d’une égalité parfaite et d’une puissante sonorité. La nature l’avait richement douée : elle était belle, spirituelle, assez bonne musicienne, fantasque et capricieuse comme un démon, una matta, une vraie folle qui faisait le désespoir des directeurs et des intendans ; aussi eut-elle de fréquens démêlés avec l’autorité et fut-elle mise plusieurs fois en prison pour ses incartades et sa désobéissance aux ordres du public. C’est elle qui fit cette réponse si comme à Catherine de Russie, qui s’étonnait du prix de quarante mille roubles que demandait la cantatrice pour chanter à sa cour. — Quarante mille roubles ! s’écria l’impératrice ; mais c’est la paie d’un maréchal de l’empire. — Que votre majesté fasse donc chanter un maréchal de l’empire ! répliqua la prima donna, qui n’était pas moins absolue que