Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/781

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses ennemis. Derrière lui vient un groupe de quatre personnes que vous voyez rire aux éclats. Cette joyeuse brigata est composée d’un évêque qui tient un éventail à la main, d’une cantatrice qui fait fureur au théâtre San Samuele, d’un procurateur de Saint-Marc qui partage avec monsignore les faveurs de la prima donna dont ils sont tous les deux éperdûment amoureux, et du vieux castrat Grotto, qui donne des conseils à la diva et ramasse les miettes du festin. Ils souperont ce soir ensemble, et ne se quitteront probablement qu’aux premiers rayons du jour.

— De grâce, monsieur, dit Lorenzo à son voisin, si ce n’est pas trop abuser de votre complaisance, dites-moi donc le nom de ce monsieur que je vois là-bas en habit vert et à boutons d’or, dont les jambes longues et les bas de soie mal rattachés s’affaissent sur les talens et semblent chercher un point d’appui ? il regarde toutes les femmes d’un air attendri qui pique ma curiosité.

— Je le crois bien, répondit l’inconnu, c’est le plus aimable original de Venise. Il signor Frangipani, qu’on a surnommé l’Innamorato morto, l’amoureux transi de toutes les femmes qu’il adore de loin comme des madones en leur baisant délicatement le bout des doigts, comme il dégusterait un sorbet à petites cuillerées. C’est un homme de qualité, dilettante distingué qui a composé les paroles et la musique d’une foule de jolies canzonette qu’il chante lui-même avec beaucoup de goût. Il y en a qui sont devenues populaires, telles que il Sospiro (le Soupir), il Zefiro e la Rosa (la Rose et le Zéphyr), il Canto degl’augelletti et il lamento degl’agneletti (le Chant des oiseaux et la plainte des agneaux), la Gondola incantata (la Gondole enchantée), il Papagallo felice (le Perroquet heureux), et beaucoup d’autres. Regardez, monsieur, continua l’interlocuteur, cette belle et splendide créature qui s’avance en attirant tous les regards : c’est la Zanzzara, fameuse courtisane qui vit somptueusement des dépouilles des grands seigneurs, qui se disputent au poids de l’or la possession de ses charmes. C’est une femme d’esprit qui parle latin comme le cardinal Bembo et protège les artistes. Sa maison est une véritable académie toujours ouverte aux malheureux et aux poètes sifflés qu’elle réchauffe de sa charité. Elle est suivie de près par un groupe de cinq ou six personnes de la plus haute distinction qui hument la vie comme un verre d’excellent rosoglio, et parmi lesquelles se trouve la contessina Zoppi, jolie blonde qui rit toujours, comme si on la chatouillait, de ce joli petit rire à coups redoublés qui ressemble au gazouillement d’un oiseau. Voyez comme elle joue coquettement de son éventail en regardant d’un air moqueur ce gros balourd, à la démarche solennelle, aux sourcils hérissés comme les soies d’un porc-épic. C’est un savant en us, grand collecteur de médailles et de brimborions historiques, ce qui l’a fait admettre dans