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l’assiette des deux camps entre lesquels n’oscillera pas longtemps la fortune.

Je suppose que cette guerre, qui semblait n’être d’abord qu’un champ de bataille ouvert à la diplomatie, éveille aujourd’hui des deux parts les susceptibilités de l’honneur national. J’admets qu’à force d’exciter le fanatisme d’une population ignorante, le cabinet de Pétersbourg soit parvenu à déterminer, dans les rangs où se recrute l’armée, une ambition de conquête qui fasse contrepoids à la résolution calme et éclairée qui anime les populations de l’Occident. Eh bien ! le peuple russe, quand il prendrait la querelle à son compte, quand il se lèverait comme un seul homme et marcherait au combat comme à une croisade, ne sauverait pas le tsar de l’humiliation qui l’attend.

La Russie, telle que l’ont faite la conquête et les traités, débordant de toutes parts hors de ses limites naturelles, présente une agrégation de soixante millions d’habitans. Les élémens de ce redoutable faisceau ne sont rien moins qu’homogènes. Des races ennemies occupent les contrées les plus riches de l’empire, qui sont les régions de l’occident, les frontières de l’esprit européen. S’appuiera-t-on sur les provinces allemandes, qui gardent la tradition luthérienne, pour faire prévaloir la suprématie du rite grec ? Confiera-t-on la défense de l’autocratie moscovite à ces Polonais que l’on opprime sans les dompter, et qui ne cesseront, même quand la France et l’Angleterre les oublieraient, d’aspirer à l’indépendance ? Le reste du territoire est cultivé par des serfs que ni la propriété ni la liberté n’a préparés à l’amour de la patrie. Ceux-ci vivent dispersés sur un immense territoire et comme campés dans le désert. Les Russes n’ont plus en eux la force rude de la barbarie, sans avoir acquis la puissance que donnent l’industrie et les lumières. Comme Joseph de Maistre l’a si bien vu, c’est une nation du XVe siècle : elle n’a ni la mobilité, ni les instincts belliqueux des hordes qui envahirent l’empire romain au IVe siècle, ni le génie d’expansion qui caractérise au XIXe des populations plus agglomérées, plus riches et plus policées. Le peuple russe est le meilleur instrument que l’on puisse imaginer de l’obéissance passive. Par cela même, il n’apportera dans la lutte aucune force qui lui soit propre. Ce n’est pas à lui que nous aurons affaire, c’est à son gouvernement.

La Russie se présente au combat avec tous les genres d’infériorité, même celle du nombre. Sans parler des cinquante millions d’Allemands qui s’engageront tôt ou tard dans la querelle, ni de cette race turque qui a eu l’honneur de porter les premiers coups et qui a victorieusement gardé sa ligne de défense, la France et l’Angleterre comptent ensemble soixante-cinq millions d’habitans, tous hommes