Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/67

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cet ineffaçable caractère. Aussi Dante reste toujours lumineux malgré le lointain des siècles, tandis que le Tasse s’obscurcit et s’amoindrit.

Dans la chaîne de la poésie suprême, bien commun des nations civilisées, se rencontre le nom de Milton, ce poète émané des troubles civils et religieux, aveugle, mais qui, tout en se plaignant douloureusement de sa nuit éternelle, a si bien senti comment une lumière intérieure resplendissait devant son âme et teignait son langage de cette spiritualité infinie qui en fait le charme profond, so spiritually bright, pour citer un autre grand poète qui a dit des étoiles ce que je dis ici de Milton. C’est en effet une spiritualité sévère et brillante tout à la fois qui, naissant du protestantisme, s’est épandue en ses vers. Là est sa distinction essentielle d’avec Dante, quoique tous deux aient traité un sujet théologique et chrétien ; là est la marque de la venue d’un nouvel esprit dans le monde. De Dante à Milton, tout s’est grandi immensément, et par conséquent tout s’est spiritualisé. Nous ne sommes plus, comme au moyen âge, à ce mélange intime de la terre et des régions extra-terrestres ; on ne descend plus en s’égarant dans une forêt obscure au sein des infernales demeures ; on ne sent plus cette foi incessante à un voisinage redoutable et surnaturel ; Satan n’est plus un de ces informes démons qui peuplent les cercles souterrains. L’immensité s’est ouverte, et Milton est l’inimitable représentant de l’esprit qu’elle attire sans l’arracher encore aux chères et séculaires croyances.

Je ne m’arrêterai pas à Milton, et, pourvu du fil que je dois à nos vieilles chansons de geste, je me hasarderai en des temps plus voisins de nous, mais timidement sans doute, car ici rien ne peut tenir lieu du jugement d’une longue postérité. Byron a dit quelque part : « Si, dans le cours d’une vie aventureuse et contemplative, des hommes partageant toutes les passions qu’ils rencontrent acquièrent le profond et amer pouvoir d’en reproduire les images comme dans un miroir et avec les couleurs mêmes de la vie, vous pouvez faire très bien de leur en défendre l’exhibition, mais vous gâtez, je pense, quelque beau poème. » C’est manifestement lui que Byron désigne : cette vie aventureuse et contemplative, ces passions qu’il partage à mesure qu’il chemine, le danger qu’il peut y avoir à les lui laisser reproduire, et jusqu’au beau poème qu’on perdrait, tous ces traits sont les siens. Il ne s’est pas mépris sur la beauté de son œuvre ; Childe-Harold et Don Juan étincellent, et une vive admiration les accueillit et les accompagne. Il ne s’est pas mépris non plus sur le danger : en effet ces poèmes sont pleins d’un trouble qu’ils répandent ; mais ce trouble n’est rien d’individuel ni de capricieux, c’est la perturbation profonde de la société contemporaine qui vient se refléter dans son âme. Depuis de longues années, la révolution est installée en Europe, attendant pour en sortir que la réorganisation