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faits. De récens décrets exigent que la langue russe soit la langue officielle des universités. Les étudians qui ne savent pas le russe ne sont pas admis sur les listes. Un des résultats de ce système se fait déjà sentir : habitués à un idiome tout différent, professeurs et étudians sont obligés de donner toute leur attention à la langue, les uns pour ne pas commettre de trop ridicules incorrections, les autres pour saisir une pensée ou un fait au milieu de ces pénibles efforts. Que devient la science pendant ce temps-là ? La science languit, l’enseignement s’éteint, et les auditeurs qui ne sont pas forcés de suivre les cours dans l’intérêt de leur carrière abandonnent une étude aussi stérile qu’ingrate. Tel est en ce moment le sort de cette brillante université de Dorpat, qui était restée jusqu’à nos jours le foyer de la culture allemande en Russie.

Il y avait aussi à Mitau un établissement scientifique, le gymnasium illustre, où fleurissaient les lettres et les sciences de l’Allemagne (Kant y fut appelé comme professeur de logique) ; le parti russe, dit M. Stricker, vient de planter le coin au cœur de l’arbre ; le gymnasium illustre a perdu son titre pour devenir un gymnase du gouvernement, et les directeurs qu’on a placés à sa tête sont des ennemis déclarés de la langue et de la culture germaniques. L’un d’eux, M. Tschaschnikof, exprimait dernièrement son dédain de la littérature allemande en des termes qui révèlent bien l’esprit de cette réaction aveugle. Il terminait un rapport par une comparaison des plus curieuses entre la poésie allemande et la poésie russe, et opposant à l’auteur de Marie Stuart et de Wallenstein le poète Lomonosof, qui passe pour avoir été au XVIIIe siècle le Malherbe, ou mieux encore le Lessing de la langue et de l’imagination moscovites, il s’écriait triomphalement : « Qu’était-ce que Schiller auprès de Lomonosof ? Formé dans une célèbre université, fils d’un capitaine qui avait rang de major, il ne s’est guère élevé au-dessus de son père, et n’a appris qu’à bien écrire. Lomonosof au contraire était le fils d’un pêcheur, et il est mort conseiller impérial. Schiller n’a été que conseiller aulique du duc de Weimar ; il n’était décoré d’aucun ordre ; Lomonosof portait cinq croix[1] ! »

L’académie des sciences de Saint-Pétersbourg, qui était avec l’université de Dorpat le centre le plus actif du mouvement intellectuel en Russie, s’est-elle soustraite du moins à l’invasion du parti moscovite ?

  1. Malgré cette ridicule appréciation, le poète aux cinq croix occupe un rang élevé dans l’histoire littéraire de la Russie. Les écrivains qui connaissent le mieux cette histoire, M. Henri Koenig par exemple et M. Frédéric Hodenstedt, le signalent comme un promoteur fécond ; c’était à la fois un naturaliste, un philologue et un poète. M. Bodenstedt ne craint pas de dire qu’il a été pour les Russes ce qu’ont été Leibnitz et Lessing pour l’Allemagne. Je ne devais pas le laisser sous le coup des éloges de M. Tschaschnikof.