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et pareils en cela aux disciples de Mennon et de Hutter, ce n’est pas la misère qui les a chassés de l’Allemagne, ce sont les persécutions religieuses. Le mysticisme russe a toujours eu de singulières tendresses pour les rêveurs issus des églises protestantes ; son intermédiaire en cette circonstance fut cette brillante jeune femme de Livonie, qui, après avoir ravi la société parisienne par la grâce de sa personne et de ses livres, était devenue l’apôtre d’un luthéranisme illuminé. On sait avec quel enthousiasme la romanesque Valérie des salons parisiens propageait chez les populations de l’Allemagne ce mysticisme ardent où s’était réfugié son cœur blessé ; au moment où Mme de Krudener parcourait le Wurtemberg, une vive émotion religieuse venait de s’y produire. Sous le coup de la misère qui avait suivi les guerres de 1813, cette terre de Souabe, la patrie par excellence des mystiques effusions, avait vu se lever de fervens prédicateurs populaires qui, après avoir rejeté d’abord avec indignation les changemens extérieurs introduite dans le culte luthérien, en étaient venus bientôt à prophétiser l’approche d’une ère meilleure, à peu près comme ces mystiques du XIIIe et du XIVe siècle, dont l’audacieuse théologie substituait le règne du Saint-Esprit au règne de Jésus. Un certain Frédéric Fuchs, âme simple et exaltée, était à la tête du mouvement. On crut étouffer l’agitation en jetant le prédicateur dans la prison d’Asperg ; le zèle des persécutés ne fit que s’accroître, et des communautés se formèrent en dehors de l’église. Cet enthousiasme d’une régénération mystique convenait bien à la pensée de Mme de Krudener ; elle s’adressa au ministre de Russie à Stuttgart, et fit partir les paysans souabes pour les rivages de la Mer-Noire. C’est là qu’elle allait les retrouver et leur porter des paroles d’édification religieuse, lorsqu’elle mourut en Crimée, à Karasu-Basar, le 13 décembre 1824. D’après le témoignage unanime des voyageurs, toutes ces colonies sont des modèles de régularité honnête et laborieuse ; les plus riches sont celles de la mer d’Azof, où les fermiers ont souvent des troupeaux de vingt mille têtes et de belles maisons élégamment rustiques.

On comprend que la Russie soit indulgente à ces populations inoffensives qui vont défricher ses déserts et civiliser ses Tartares ; elle est moins favorable aux luthériens des villes, surtout dans les provinces baltiques, où tout ce qui reste de l’esprit allemand est aujourd’hui l’objet d’une persécution acharnée. Ces persécutions commencèrent vers 1838. Malgré les conventions et les traités de 1710, de 1721 et de 1743, qui garantissaient aux protestans des provinces allemandes le libre exercice de leur culte, un évêque grec fut installé cette année-là dans la capitale de la Livonie. Son installation avait été peu remarquée, et dans les premiers temps en effet l’évêque