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lui avait déjà frayé la voie, et c’est sur les étapes de son armée qu’on aurait pu tracer l’inscription de Potemkin : « Route de Constantinople. » Il avait créé l’organisation militaire de la Russie, comme Pierre le Grand avait créé sa marine. Les Russes peuvent être fiers de lui, les Allemands ne lui doivent rien. Sa connaissance même de l’Allemagne, ses relations avec Marie-Thérèse et Frédéric II lui servirent à s’immiscer dans les affaires intérieures de l’Autriche et de la Prusse, et il est le premier qui ait accoutumé le gouvernement russe à cette idée d’un protectorat supérieur exercé sur les états germaniques. Ajoutez à cela que les trois aventuriers, unis pour abattre l’aristocratie moscovite, luttaient sourdement les uns contre les autres, dès que le danger commun n’existait plus. De là, chez tous les trois, une ardente émulation à se montrer plus russe que les Russes, tout en frappant à coups terribles sur les représentans de l’esprit national. M. Stricker est obligé de rappeler avec douleur que Munich déploya la rage d’un barbare en bombardant le port de Dantzig. L’égoïsme des aventuriers était devenu féroce. On les vit même s’allier au parti russe afin de s’entre-détruire. La tsarine Anna Ivanovna, à l’heure de sa mort, avait brillamment pourvu son favori ; elle avait donné la couronne à un enfant, à son petit-neveu Ivan VI, sous la régence de Biren. Le parti moscovite conspira bientôt contre le régent. Munich se mit résolument à la tête des conjurés ; il alla lui-même arrêter le régent dans son lit, et donna la régence à la princesse Anna, mère du tsar. Biren, conduit en Sibérie, laissait le pouvoir à son rival ; mais quelques mois après, cette révolution de palais, accomplie en quelques heures par le maréchal, était reproduite, comme une contrefaçon fidèle, au profit d’Elisabeth, une des deux filles de Pierre le Grand. La réaction moscovite complétait son triomphe, et Munich, accompagné d’Ostermann, allait rejoindre Biren au fond de la Sibérie. Ainsi finit ce triumvirat allemand, dont l’influence avait été si funeste à l’Allemagne.


III

L’avènement de la tsarine Elisabeth était donc une victoire du parti russe sur le parti germanique ; telle était cependant l’influence persistante de la faction vaincue, que les représailles de la noblesse moscovite ne purent s’exercer aussi complètement que l’auraient désiré les vainqueurs. Elisabeth n’osa pousser les choses à bout. De complaisans historiens ont glorifié la clémence d’Elisabeth ; mais la souveraine qui a envoyé plus de 80,000 hommes en Sibérie, la Messaline insatiable qui faisait donner le knout et couper la langue aux