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conflit d’opinions, de voix, de jugemens. Battue de contradictions, sa tête finit par perdre toute faculté de clairvoyance ; il n’eut plus la force ni de résister longtemps, ni d’accepter spontanément les denrées qu’on lui offrait dans cette espèce de foire aux opinions ; il finit par essayer de toutes et par être rassasié et dégoûté de toutes.

Mais ce qu’il y eut de plus triste dans ce phénomène que nous appelons la foire aux opinions, c’est que les hommes réellement éclairés furent eux-mêmes obligés de descendre, de se mêler à la foule et d’offrir leurs denrées morales, comme tous les autres. Personne ne put plus se soustraire à cette déshonorante nécessité. Sous peine de rester dans l’isolement, l’inaction et l’impuissance, il fallut descendre au coin de la borne et dire au passant, comme dans le vaudeville : Prenez mon ours ! Chose triste à penser, si le vertueux chancelier d’Aguesseau vivait de nos jours, il aurait besoin, ne fût-ce qu’une seule fois, de déchoir jusqu’à ce rôle, et les saints, si nous en avions, auraient besoin de réclames. Quelquefois, en usant de ce moyen et en employant des roueries dignes d’intrigans subalternes, des hommes d’une grande valeur ont fini par percer la foule et par se faire écouter d’elle. Encore n’ont-ils réussi qu’à demi. Leur auditoire, trop partagé entre tous leurs compétiteurs, n’a jamais pu être nombreux, et ne pouvait d’ailleurs pas l’être, en vertu même de sa nature. Il y a aussi dans la diffusion des lumières des lois hiérarchiques. Un homme éclairé ne peut pas s’adresser directement à la foule, il ne serait point compris et n’aurait aucune action sur elle. Il ne parle pas son langage, il n’a pas ses mœurs ; un abîme moral le sépare d’elle. Il ne peut avoir d’action que sur un public d’élite, lequel transmet l’opinion qui lui a été donnée à une classe d’intelligences moyennes, qui à leur tour vulgarisent cette opinion et la changent en monnaie courante pour la foule. C’est ainsi que les opinions sont toujours descendues des intelligences les plus hautes aux multitudes, et c’est d’après cette loi que le monde moral s’est toujours transformé.

Le XVIIIe siècle ne voulait peut-être point établir cette démocratie intellectuelle ; mais en fait ce siècle, qui a tant parlé du règne prochain de la raison et du progrès des lumières, a le premier troublé la raison et obscurci les lumières. À partir de cette époque, les hommes éclairés, qui pendant les deux derniers siècles avaient formé une légion, purent facilement se compter. Peut-être d’ailleurs devaient-ils fatalement disparaître : ils étaient nés, ainsi que nous l’avons dit, avec la société moderne, ils l’avaient pour ainsi dire élevée, protégée contre les vents contraires ; ils disparurent avec elle. Conserver, résister à l’action révolutionnaire de principes trop exclusifs, essayer