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alors que, pour la dernière fois peut-être, on a su ce qu’était réellement un homme éclairé. Depuis, on a possédé de l’esprit, du talent, de la science, mais des lumières, peu ou point.


II.

Le XVIIIe siècle est une époque de décadence en toutes choses ; c’est l’époque où l’écrivain, tel qu’il existait aux XVIe et XVIIe siècles, se transforme en homme de lettres, où commence ce qu’on peut appeler l’ère du trissotinisme, et avec elle le règne de deux choses qui semblent contradictoires, mais qui sont rattachées par des affinités secrètes : le lieu commun et le paradoxe. Alors il se passa quelque chose de pareil à ce qu’on vit après l’invention de la poudre ; il n’y eut plus de premier ni de dernier dans l’ordre de l’intelligence, comme après l’invention de la poudre il n’y eut plus de faibles ni de forts dans la guerre. Toutes les intelligences devinrent égales, et le plus sot des hommes put se faire entendre et parler au public aussi bien que l’intelligence la plus éclairée. Forts de leur nombre, tous les nains intellectuels se massèrent en cohorte serrée, et la sourde action des cabales et des associations commença à remplacer l’action ouverte et franche exercée jusqu’alors par des hommes que leur position et leur devoir, plutôt que leur vanité et leurs intérêts, poussaient à parler et agir. Toutes les différentes manières de penser, toutes les méthodes et tous les systèmes furent vulgarisés en un clin d’œil ; on eut des procédés tout trouvés pour raisonner, et qui voulut écrivit et parla. Alors disparut le désintéressement moral, sans lequel il n’est point d’homme éclairé. Quiconque eut une ambition, si mesquine qu’elle fût, — quiconque eut un intérêt, une passion à satisfaire, une vengeance à exercer, un orgueil à chatouiller, eut sous la main un moyen facile et commode d’arriver à son but, et de s’ériger un piédestal. Alors commença tout naturellement cette absence de respect pour les supériorités intellectuelles que nous avons vu de nos jours arriver à son point culminant. Les demi-intelligences ne purent pardonner aux intelligences entières, ni les caractères incomplets aux caractères véritables. L’homme le plus expérimenté n’eut dès lors pas plus d’empire sur la foule que l’homme le plus léger et le plus vain, d’abord parce qu’il n’eut comme ce dernier qu’une voix pour se faire entendre, ensuite parce qu’il vit se dresser devant lui toute une armée de Lilliputiens dont il pouvait bien écraser quelques-uns, mais qui ne pouvaient manquer de finir par l’abattre. Le public, de son côté, ne sut plus à qui entendre au milieu de ce