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Ce n’est pas non plus faute de docilité si le peuple français n’arrive pas à être heureux. On chercherait vainement une agglomération d’hommes plus confiante et plus crédule que les trente-six millions d’êtres humains qui foulent le sol français. Leur inculquer un principe sur lequel ils s’appuient pendant des siècles serait difficile, mais les amener à croire à un quasi-principe qui puisse leur servir de mot d’ordre pendant quelques années est extrêmement aisé. Que de bonnes railleries, depuis cinquante ans, ce peuple n’a-t-il pas dirigées contre le droit divin des rois, les prétentions de l’église à l’infaillibilité, le système de pondération constitutionnelle, la république et le gouvernement par contrat social, l’aristocratie héréditaire et la démocratie, le marquis de Carabas et le républicain rouge ! Le peuple français, si mobile, si versatile, mais qui avait toujours été si sensé et si pratique, si prompt à se railler de l’enthousiasme banal, est depuis cinquante ans le peuple qui participe le plus de la nature des foules. Vous croiriez, en lisant son histoire contemporaine, lire la fameuse scène du Jules César de Shakspeare, où le peuple applaudit tour à tour le meurtrier de César et l’apologiste de César. Son cri est aujourd’hui : plus de gouvernement traditionnel ! — demain : plus de gouvernement monarchique ! — un autre jour : plus de gouvernement populaire ! Les mots autorité, tradition, liberté, se succèdent dans sa bouche avec une étonnante rapidité. Ainsi la France marche de réaction en réaction et se dirige sous des drapeaux et des emblèmes sans cesse renouvelés vers des destinées aussi incertaines que ses idées.

Mais ce ne sont pas seulement les foules qui changent ainsi de doctrines et de croyances, ce sont aussi les hommes qu’on pourrait croire les plus convaincus des idées qu’ils ont prêchées toute leur vie ; ce sont des historiens qui arrivent, à un certain moment, à douter des résultats de leur science historique, des philosophes qui doutent des résultats de leurs méditations, des politiques qui doutent des principes dont ils ont été les défenseurs intraitables, exclusifs et violens. Rien n’est curieux comme les polémiques rétrospectives qui ont lieu depuis quelques années parmi le public le plus instruit de notre époque. Des faits vieux de trois cents ans sont exhumés de la poussière historique où ils dormaient ensevelis ; on les interroge de nouveau, on refait leur procès, on les absout ou on les condamne. La réforme, la renaissance, Richelieu, Louis XIV, provoquent des discussions violentes et d’étranges récriminations. Un jour il plaît à un écrivain passionné de déclarer que la révocation de l’édit de Nantes fut un acte de pouvoir très légitime et très méritoire, et on le réfute gravement comme s’il s’agissait d’un fait contemporain. Un autre jour il plaît à un ecclésiastique d’une foi