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que l’orthodoxie la plus rigoureuse peut s’allier à la connaissance approfondie des auteurs païens et de leur belle langue.

Ce qui nous a frappé en lisant le latin des thèses, c’est de voir qu’en général ce sont les érudits de profession, — ceux qui pratiquent le plus habilement l’antiquité, — qui éprouvent le plus d’embarras à manier la langue de Virgile et de Cicéron. Sous ce rapport, ils sont restés bien loin de leurs devanciers du XVIe et du XVIIe siècle, et à l’appui de cette remarque nous nous arrêterons quelques instans à la thèse de M. Ch. Lenormand, membre de l’Institut. M. Lenormand est archéologue, égyptologue, numismate, hiérogrammate, rapporteur inamovible de tous les concours des antiquités nationales, critique d’art, et l’on peut même à la rigueur le considérer comme un helléniste, car sa thèse est toute hérissée de citations grecques ; mais à coup sûr M. Lenormand n’est point latiniste : non-seulement il traite la grammaire latine en ennemie, mais il oublie même très souvent qu’il y a pour toutes les langues une logique universelle, et de la sorte il arrive à construire des phrases qui ne sont justiciables d’aucune syntaxe[1]. La thèse de M. Quinet sur la poésie primitive des Hindous nous a amplement dédommagé de celle de M. Lenormand, car M. Quinet écrit le latin comme aux beaux jours de l’Oratoire et des Jésuites. Il a le mot juste, l’allure romaine, et, comme la poésie dont il parle, le souffle lyrique, lyricus afflatus.

Les deux dernières années qui viennent de s’écouler ont été sans aucun doute les plus fécondes en thèses latines depuis la fondation du doctorat. On en compte huit en 1852, et quatorze en 1853 ; nous aimons à constater que la plupart se recommandent également par le choix des sujets et par la correction du langage. Il semble que les professeurs, après avoir longtemps éparpillé leurs forces, les concentrent de préférence sur les études vraiment classiques. Il y a là, dans de minces brochures, beaucoup de savoir et des recherches curieuses. M. Mézières étudie la tradition poétique relative aux fleuves de l’Enfer chez les Grecs et chez les Romains ; il explique nettement l’origine de cette tradition par les croyances antiques et la géographie. M. Robiou étudie l’administration de l’Égypte sous les Ptolémée, M. Taine reconstruit, d’après Platon, la vie intellectuelle et morale de la Grèce, M. Soupé nous donne un curieux portrait littéraire de Fronton ; M. Cerquand retrace la biographie, très obscure d’ailleurs, des sept sages de la Grèce, nous fait connaître leur morale, et la compare avec celle des gnomiques ; M. Chassang

  1. Entre autres distractions philologiques, M. Lenormand ne manque jamais de sauter à pieds joints par-dessus l’accord des temps : « Vestigia remotissimæ antiquitatis multas in comœdias partes apud Græcos haurire debuisse conjiciet, » ou bien encore : « Fontes disertius definiam, è quibus Aristophanes narrationem suam haurire debuit. » Sans parler du solécisme, cette dernière phrase n’est latine ni par la tournure ni par les images, et quand on la traduit mot à mot, elle n’est pas française, parce qu’on ne peut donner une chose matérielle pour régime à un verbe qui exprime une action abstraite, pas plus qu’on ne peut donner une chose abstraite pour régime à un verbe exprimant une action matérielle ; ce qui fait qu’à Rome aussi bien qu’à Paris on n’a jamais pu dire et on ne dira jamais qu’on 'définit une source, et qu’on puise à cette source une narration. On pourrait multiplier les exemples de ce genre ; mais comme les études hiéroglyphiques de M. Lenormand se reflètent sur sa thèse, il est souvent difficile de la comprendre, et nous ne sommes point, comme Œdipe, certain de triompher du sphinx.