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profondément même les hommes d’à présent par cette combinaison entre la pensée qui spiritualise et le mot qui a couleur et forme. Autre est la condition des langues modernes, surtout de celles pour qui les catastrophes politiques ont été une cause de formation. Là les mots, dépouillés de leur symbolisme primitif, ne sont plus en grande partie que des signes conventionnels, ne pouvant plus se prêter aux reflets et aux échos que la pensée antique trouvait dans le vocable antique. De ce côté sont supprimées des sources réelles d’art, de poésie et d’effet ; mais il a bien fallu que le souffle inspirateur qui ne cessait de gonfler les poitrines humaines se fît jour. C’est ici qu’intervint le caractère de généralité plus élevée que la langue avait pris ; la tendance qui résultait d’une plus haute conception du monde et emportait déjà les esprits se trouvant ainsi secondée, la poésie se fraya un chemin plein d’une sévère grandeur vers l’idéal et l’infini.

En même temps qu’à l’appel des besoins éternellement renaissans de l’esprit humain se constituait une langue nouvelle avec les débris de celle dont les événemens n’avaient plus fait qu’une ruine, des procédés de versification se créaient aussi, et ils se créaient non pas dans les écoles, car, s’ils en étaient provenus, ils auraient été marqués au coin de l’ancienne métrique ; mais ils sortirent de l’atelier d’où la langue même sortait, et, à mesure que le balbutiement des peuples néo-latins devint plus distinct et plus articulé, le vers destiné à l’expression de leurs émotions poétiques apparut dans le monde à la place de l’hexamètre, consacré par de si glorieux monumens. Les érudits se réservaient le vers classique et l’employaient encore dans la vieille langue savante, que déjà le nouveau venu prenait possession de la langue vulgaire, pénétrant toutes les oreilles de sa mélodie inaccoutumée. Voilà derechef un phénomène historique bien digne d’attention. Le même travail spontané qui enfanta la langue enfanta aussi un rhythme ; la voix, à peine débarrassée du filet, se cadença elle-même pour les chants de guerre et d’amour, qui commencèrent à retentir de toutes parts. On peut immédiatement faire l’application de cette production instinctive à des temps beaucoup plus reculés où l’histoire est en défaut. Nulle tradition ne nous apprend comment fut trouvé le vers qu’Homère a immortalisé dans l’Iliade ; mais on doit affirmer qu’il naquit comme naquit celui des populations modernes, par le sentiment combiné d’une langue qui se forme, d’une âme qui aspire et d’une oreille qui s’exerce. Tandis que là-bas, sur les bords de la mer Egée, ce fut le jeu de la quantité des syllabes qui détermina le vers, ici, en France, en Italie, en Angleterre, le vers fut déterminé par le jeu des syllabes accentuées. Si présentement, le vers n’étant pas trouvé, on demandait à des grammairiens d’en inventer un, ils ne réussiraient pas, cela est sûr, à