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aux marabouts les reproches qu’on adresse volontiers en tous pays aux ordres religieux qui prétendent à la direction des affaires humaines ; ils les accusent d’ambition, d’intrigues, de ténébreuses menées, d’une convoitise perpétuelle pour les biens de la terre qui se cache sous un amour imposteur de Dieu et du ciel. Un de leurs proverbes dit : « De la zaouïa[1] il sort toujours un serpent. » Les marabouts, de leur côté, accusent les djouads de violence, de rapine, d’impiété. Cette dernière accusation peut mettre entre leurs mains une arme terrible ; ils sont vis-à-vis de leurs rivaux ce qu’était le clergé du moyen âge vis-à-vis de cette noblesse laïque qu’un anathème pouvait atteindre derrière le formidable appareil de sa force guerrière. Si les djouads peuvent entraîner le peuple par les souvenirs des périls affrontés, du sang répandu, par le prestige militaire, les marabouts sont armés de la toute-puissance des croyances religieuses sur l’imagination populaire. Plus d’une fois un marabout aimé ou craint par le peuple a mis en péril la domination et la vie même d’un djied[2]. C’est le djied toutefois que nous nous proposons de peindre aujourd’hui, parce que nous voulons conduire au désert les esprits qui aiment à suivre nos excursions, et que la vie du désert est la vie guerrière par excellence. Pour montrer sur-le-champ à nos lecteurs ce qu’est un noble du Sahara dans tout l’éclat, tout le bruit, toute l’animation de son existence, il faudrait peindre ce qui se passe sous une grande tente au moment où la journée commence, de huit heures à midi.

La poésie antique a décrit souvent cette foule de cliens qui, à Rome, inondait les portiques d’un palais patricien. Une grande tente au désert est aujourd’hui ce qu’étaient les fastueuses demeures peintes par Horace et Juvénal. Gravement assis sur un tapis avec cette dignité d’attitude qui est le secret des Orientaux, le chef de la tribu accueille tour à tour tous ceux qui viennent invoquer son autorité. Celui-ci se plaint d’un voisin qui a tenté de séduire sa femme, celui-là accuse un homme plus riche que lui qui refuse de s’acquitter d’une dette ; l’un veut retrouver des bestiaux qui lui ont été enlevés, l’autre demande protection pour sa fille qu’un époux brutal accable de mauvais traitemens. Quelquefois une femme vient se plaindre elle-même de son mari qui ne l’habille pas, la nourrit mal, et lui refuse ce que les Arabes, dans l’énergique originalité de leur langage, appellent la part de Dieu. Ce dernier cas se présente fréquemment. Ce ne sont jamais, il est vrai, des femmes appartenant aux classes élevées

  1. Zaouïa, établissemens religieux qui renferment ordinairement une mosquée, une école et les tombeaux de leurs fondateurs.
  2. Djied, singulier de djouad.