m’élançai dehors : — Ils ne l’emporteront pas ! criais-je avec fureur ; il faut que je la voie ! Seraient-ils deux cents, ils ne l’emporteront pas ! — Déjà je descendais l’escalier, mais tout à coup les forces me manquèrent, je tombai. Un instant encore j’entendis le Libera me et le bruit des cloches, puis toutes mes idées se brouillèrent, et je restai absolument sans connaissance.
Voilà donc où m’avait conduit mon fol amour ! Méprisé de tout le monde, brouillé avec mon maître, ingrat jusqu’à la folie envers ma tante, odieux à moi-même, séparé du bon Dieu, sans ami, sans gagne-pain, le corps ruiné par la maladie, étendu sur la pierre sans connaissance ! Encore si c’eût été là tout le mal, je me serais dit : Tu l’as voulu, Jean-Denis ; au lieu d’y mettre de la bonne paille de mais, tu as fait ton lit avec des orties ; de quoi te plains-tu si le corps te cuit ? — Mais les scandales que j’ai donnés, voilà ce qui a bien longtemps empêché le pain de me profiter. Oh ! oui, de tous les malheurs, le plus grand, c’est une mauvaise conscience ; auprès de celui-là tout le reste n’est que piqûre de fourmi.
Trois jours après, quand je revins à moi, je me trouvai chez ma tante. Mes cousines Marthe et Pierrette étaient assises près de mon lit. Je ne sus d’abord pas où j’étais ; je me croyais encore à l’auberge du chef-lieu. Ma première parole fut pour demander des nouvelles de Mlle Élisa ; mes cousines baissèrent les yeux sans me répondre ; je me rappelai alors tout ce qui s’était passé. Ce qui les surprit beaucoup, c’est que je ne donnai aucune marque de chagrin. Devant moi, toute rayonnante de grâce et de beauté, je venais d’apercevoir cette pauvre demoiselle flottant en l’air, comme on représente la Vierge montant au ciel. Sur sa tête était une couronne de blanches et de ces beaux narcisses qu’elle aimait tant ; sa robe était blanche aussi, comme elle la portait aux processions. Mes cousins m’ont dit que je me mis à joindre les mains et à la prier comme une sainte.
Ce n’est pas seulement cette fois-là que je l’ai vue ainsi, mais pendant des jours et des semaines. Je causais avec elle des heures entières ; je la suppliais de demander au bon Dieu qu’il me réunit bientôt à elle. Ma tante et mes cousines me crurent tout à fait fou. J’ai su d’elles plus tard que mon état leur avait donné bien de l’inquiétude. Comment ne suis-je pas mort cent fois ? Mais sans doute c’est le chagrin qui tue, et moi, persuadé, comme je l’étais, que je ne pouvais manquer de retrouver bientôt cette pauvre demoiselle, j’étais presque heureux.
Depuis ce temps-là je suis allé bien des fois, le jour de la mort de Mlle Élisa, chercher au bois des fleurs que, la nuit venue, je porte sur sa tombe ; je prie aussi sur celle de Mme Roset. Après la mort de