Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/489

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sachant bien que je ne devais pas m’attendre à des complimens. Il me dit, d’un air sévère que je ne lui avais jamais vu, qu’il était allé visiter ses vignes, qu’il les avait trouvées dans un état déplorable, que c’était une récolte perdue ; puis il ajouta qu’en considération de mon père et de mon grand-père, qui l’avaient toujours bien servi, lui et les siens, il voulait bien ne pas me retirer encore ses vignes, mais que si dans un mois elles n’étaient pas remises en état, j’en pouvais chercher d’autres, et me le tenir pour dit dès le moment même. Que pouvais-je répondre ? Je baissai la tête et ne soufflai mot, mais c’était plus que je n’en pouvais supporter. Rentré chez moi, une idée affreuse me prit ; je me dis que le bon Dieu m’abandonnait, qu’il ne me restait plus qu’à mourir. Longtemps je demeurai devant ma cheminée, immobile, anéanti, l’œil collé sur un des chenets, me demandant comment j’exécuterais ma résolution de mourir. À la fin, je me décidai à me jeter du haut de quelque roche, comme Tiennot Mauvas, et je mis la chose au lendemain, à la pointe du jour. J’espérais que Dieu aurait pitié de mon état de folie, et qu’il me pardonnerait. Quant aux hommes, je m’en inquiétais peu ; ne m’avaient-ils pas tous abandonné ?

Je ne voulus pas mourir sans faire connaître à Mlle Élisa le motif de ma résolution. J’allai à mon armoire pour y prendre de l’encre et du papier. Pendant que j’y furetais, ma main tomba sur une petite boîte qui renfermait divers objets ayant appartenu à ma pauvre mère : ses bagues, son chapelet, sa croix d’argent, sa pièce bénite, d’autres choses encore. Je restai un instant à les tenir entre mes doigts ; je voulais m’en séparer, je ne le pouvais pas. À la fin, sentant que mon cœur commençait à se gonfler, je rejetai brusquement la boîte, et je m’assis pour écrire. Dès les premières lignes, de grosses larmes m’emplirent les yeux ; j’eus peine à les refouler. À la muraille en face de moi pendait un grand crucifix en bois noir contre lequel, du vivant de mes parens, se tournait toute la famille pour faire la prière du soir. J’ai entendu dire à mon grand-père que ses parens à lui faisaient déjà de même ; le crucifix était donc bien ancien. Ma mère en avait tant de soin, qu’on l’aurait cru tout neuf ; moi, je l’avais laissé se couvrir de poussière et de toiles d’araignées. Dois-je ne l’attribuer qu’aux larmes qui me troublaient la vue ? Je ne sais, mais tout à coup le Christ me sembla prendre les traits de mon pauvre père. Il avait la même figure triste que dans un rêve où il m’était apparu, deux fois même je crus le voir remuer la tête d’un air de reproche. La plume me tomba des mains ; je mis ma lettre en mille pièces. — Non, non, m’écriai-je, non, mon père, je ne le ferai pas ; je ne vous causerai pas ce chagrin !

J’étais tombé à genoux ; je voulus prier, mais je ne pus que pleurer