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Je continuais à rencontrer Jean-Denis de temps en temps dans le bois ; mais dès que je voulais le questionner sur sa vie, il faisait la moue et me tournait le dos. Un jour enfin je fis avec quelques amis une partie de chasse dans le bois. Je flânais, le fusil sur l’épaule, en attendant le dîner, quand tout à coup j’entendis, à quelques pas de moi, deux voix qu’il me sembla reconnaître. Je me dirigeai de ce côté, et j’aperçus le père Jean-Denis en discussion vive avec le garde Grappinet. Jean-Denis, qui était passionné oiseleur, avait tendu une source, et Grappinet, le plus farouche de tous les forestiers, menaçait de déclarer procès-verbal au pauvre oiseleur. J’arrivai à temps pour décider le garde, que je connaissais depuis longtemps, à fermer les yeux sur ce mince délit. Jean-Denis me serra chaleureusement la main. — Bon, me dis-je, il n’a plus rien à me refuser ; pour le coup je tiens mon histoire. — Par malheur en ce moment même je fus rejoint par mes compagnons de chasse, et mon histoire me glissa encore entre les doigts.

Vinrent les vendanges. Un soir, comme j’étais à la vigne, une averse soudaine dispersa tous les vendangeurs sans qu’on eût même le temps d’achever l’ordon[1] ; je me réfugiai dans une de ces cabanes de pierre qui servent d’abri aux vignerons pendant les orages d’été. À peine étais-je là depuis quelques minutes, et le temps commençait à me paraître singulièrement long, quand arriva tout mouillé, tout essoufflé, le père Jean-Denis. Je ne l’avais pas revu depuis son aventure du bois. Il me remercia dans les termes les plus expressifs, et finit par me dire que s’il pouvait m’être de quelque utilité, il était à moi, bras, cœur et tête.

— Parbleu, lui dis-je, père Jean-Denis, racontez-moi votre histoire ; c’est moi qui vous devrai du retour.

Le bon vigneron fit sa moue habituelle. Il était facile de deviner qu’il eût mieux aimé me voir lui demander toute autre chose, fût-ce deux ou trois douzaines de ces beaux églantiers dont il avait le privilège de doter nos jardins.

— Voilà bien comme vous êtes, vous autres, vieilles gens ! lui dis-je en affectant un air fâché. Que diriez-vous de l’homme qui, ayant manqué de tomber dans un précipice, ne crierait pas à ceux qui viendraient derrière lui : Prenez garde ! il y a là un précipice ? Que c’est un égoïste, un homme sans cœur, n’est-ce pas ? Et vous, que faites-vous donc ? Les mêmes erreurs ne se recommenceront-elles pas

  1. L’ordon est la portion d’une vigne que coupent les vendangeurs en allant droit devant eux d’une des rives de la propriété à la rive opposée, à laquelle arrivés, ils se retournent et recommencent un autre ordon. Ce mot vient évidemment d’ordo ; il signifiait primitivement la ligne des vendangeurs.