« Les Toscans, dit Scudéry, châtiaient leurs esclaves au son du haut-bois, » afin de modérer leur colère et de laisser seulement agir la justice. La poésie doit faire la même chose en représentant les passions humaines : elle doit aussi les modérer par l’art, c’est-à-dire par cette recherche de l’idéal de chaque qualité qui est le vrai principe de l’art. Scudéry était un mauvais poète, mais il avait le goût des arts, et c’est par là qu’il comprenait la règle de la poétique ancienne.
Il y a trois manières de traiter les passions. On peut tâcher de les anéantir, comme fait Rousseau, qui les impute à la civilisation, et qui à cause de cela veut détruire la civilisation et les arts de la civilisation. On peut tâcher de les régler et de les contenir par la loi chrétienne ; mais que de degrés infinis dans l’application de la loi chrétienne ! Nicole et Bossuet croient que le meilleur moyen de contenir les passions, c’est la fuite du monde et surtout l’interdiction du théâtre. L’école des casuistes et le père Porée sont moins sévères : ils pensent que la loi chrétienne n’exclut pas le commerce du monde ni même la fréquentation du théâtre, qu’elle peut s’appliquer à la comédie et à la tragédie comme à tous les arts, et en faire un bon usage. L’art enfin, ou Aristote, le plus grand interprète de l’art, prétend que la poésie, quand elle représente les passions, doit les faire meilleures et plus belles qu’elles ne le sont, et, selon nous, c’est par là que l’art s’allie à la morale.
D’où viennent ces différens sentimens sur la manière de traiter les passions ? Ne nous y trompons pas : ils ne procèdent pas seulement de la diversité des idées ; ils procèdent de la différence même des dogmes et des doctrines religieuses. Le déiste qui ne croit pas au péché originel et qui prétend que l’homme est naturellement bon, le janséniste qui croit au contraire que la nature humaine est vicieuse et que l’homme livré à sa liberté ne peut que faire le mal, le jésuite qui croit au libre arbitre, au mérite des œuvres et à la nécessité de la direction ; toutes ces oppositions de doctrines se manifestent dans une simple question d’art, parce que dans l’homme tout se tient et que ses idées relèvent de ses croyances.
L’homme, aux yeux de Rousseau, est un être naturellement bon et qui a en lui tout ce qu’il faut pour être vertueux, sans recourir au dogme de la rédemption ou de la grâce divine. D’où vient donc que le cœur humain donne entrée au vice ? C’est que l’homme vit en société, c’est qu’il n’a pas voulu rester solitaire et pur. Pourquoi cette volonté est-elle venue à l’homme ? Question que Rousseau se garde bien de se faire et de traiter, parce qu’elle ruinerait tout son système. Il lui suffit qu’il ait trouvé la cause du mal dans la société. Alors tout ce qui tient à la société, tout ce qui en est la suite et le