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au grand par la persévérance ; c’est ainsi que nos qualités humaines se confondent à mesure qu’elles s’élèvent et que le saint rencontre le héros dans l’imagination du grand poète comme dans le sein de Dieu.

L’élévation et la grandeur des caractères, telle que l’art la demande, a-t-elle un avantage moral ? qui peut le nier ? Ce qu’il faut chercher dans la bonne littérature, dans celle qui est conforme aux véritables règles de l’art, c’est cette admiration salutaire que donne la vue du grand et du bon. Toute la question est là. La littérature n’est pas chargée d’instruire ou d’édifier les esprits ; elle est chargée seulement de les émouvoir par la peinture de l’humanité ; mais cette peinture doit viser au beau, afin d’élever les esprits ; elle doit éviter les grimaces et les convulsions, fuir le laid en un mot, afin de ne pas abaisser et de ne pas corrompre l’âme par de grossières impressions. Ne demandez pas de leçon à la littérature et au théâtre. Quand ils veulent en donner, ils manquent à leur vocation. Ne leur demandez pas ce qu’ils peuvent faire, c’est-à-dire d’exercer une influence et de l’exercer en bien. Or c’est en purgeant les passions, selon la règle de la poétique ancienne, c’est-à-dire en leur donnant la bonté et l’élévation dont elles sont capables, chacune en son genre, que le théâtre et la littérature peuvent aider à l’éducation morale des esprits.

Quand donc Rousseau rejetait dédaigneusement cette règle comme Incompréhensible, il évitait le meilleur argument dont puisse s’autoriser le théâtre devant les moralistes. Je sais bien que ses adversaires ne le loi opposaient pas, qu’ils ne parlaient que des bons enseignemens du théâtre, et qu’ils prétendaient hardiment que la comédie est une école de mœurs. Rousseau réfute aisément cette prétention, mais il aurait été digne de lui d’examiner aussi ce que signifiait la vieille règle de la purgation des passions, telle qu’Aristote et Corneille la défendent, et de chercher ce que cette règle de l’art antique a de conforme à la morale.

Un ancien apologiste du théâtre, Scudéry, qui, en défendant la tragédie et la comédie, croyait défendre sa cause, ne manque pas de se servir de la règle de la poétique sur la purgation des passions comme du meilleur argument en faveur du théâtre. « Aristote, dit-il, était trop sage, trop grave, trop occupé pour s’amuser à dresser les préceptes d’un art qui ne servirait que d’un vain amusement[1]. » Non-seulement Scudéry cite la règle d’Aristote pour défendre le théâtre, mais il commente cette règle de manière à montrer qu’il en comprend bien l’importance, soit pour l’art, soit pour la morale :

  1. Apologie du Théâtre, préface, 1630.