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les réprime. Elles apprennent à user de toutes leurs forces pour triompher à leur aise plutôt qu’à se contraindre et à se régler, elles s’instruisent au combat plutôt qu’à la discipline. « Consultez, dit Rousseau, l’état de votre cœur à la fin d’une tragédie : l’émotion, le trouble et l’attendrissement qu’on sent en soi-même et qui se prolongent après la pièce annoncent-ils une disposition bien prochaine à surmonter nos passions ? Les impressions vives et touchantes dont nous prenons l’habitude, et qui reviennent si souvent, sont-elles bien propres à modérer nos sentimens ? Ne sait-on pas que toutes les passions sont sœurs, qu’une seule suffit pour en exciter mille, et que les combattre l’une par l’autre n’est qu’un moyen de rendre le cœur plus sensible à toutes[1] ? » Plus loin, revenant encore sur l’état du cœur après le plaisir du théâtre, il ajoute : « Le mal qu’on reproche au théâtre n’est pas précisément d’inspirer des passions criminelles, mais de disposer l’âme à des sentimens trop tendres qu’on satisfait ensuite aux dépens de la vertu. Les douces émotions qu’on y ressent n’ont pas par elles-mêmes un objet déterminé, mais elles en font naître le besoin ; elles ne donnent pas précisément de l’amour, mais elles préparent à en sentir ; elles ne choisissent pas la personne qu’on doit aimer, mais elles nous forcent à faire ce choix. »

Il y a beaucoup de finesse et de mérite dans cette peinture de l’état de l’âme après le plaisir du théâtre, et j’ajouterais volontiers après la lecture des romans ; mais, avant Rousseau, Bossuet avait peint cet état de l’âme avec une pénétration de pensée et une force d’expression admirables. « Le spectacle de la lutte des passions humaines n’a d’autre effet, dit-il, que de remuer en nous un certain fonds de joie sensuelle et je ne sais quelle disposition inquiète et vague aux plaisirs des sens, qui ne tend à rien et qui tend à tout, et qui est la source secrète des plus grands péchés. »

« Je sais bien, continue Rousseau, que le théâtre a la prétention de purger les passions ; mais j’ai bien de la peine à concevoir cette règle. » Il est tout naturel que Rousseau ne comprenne pas cette règle, qui ne s’applique pas à la morale, mais à l’art. L’art ne prétend point purger les passions pour les rendre vertueuses, mais pour les rendre belles ; il vise à la beauté, non à la vertu. Chercherons-nous maintenant quel est le rapport qui lie la beauté à la vertu, le beau au bon, et comment dans l’art dramatique, tel que l’entendaient les anciens, les caractères, s’ils sont formés d’après les règles de l’art, doivent tous avoir une certaine bonté et une certaine beauté ? C’est là une question d’art qui s’écarte en apparence de la question

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