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d’elles-mêmes indifférentes… Oui, je soutiens, quoi qu’en dise le père Massillon, que le poème dramatique est une poésie indifférente de soi-même, et qui n’est mauvaise que par le mauvais usage qu’on en fait[1]. » Voilà la question bien posée, et voilà les argumens qu’on peut employer pour défendre la cause du théâtre. La comédie n’est point une école, le drame n’est point une leçon, comme le soutiennent ses maladroits apologistes ; la poésie dramatique, comme tous les autres genres de littérature et comme l’esprit humain lui-même, peut servir au bien comme au mal. Tout dépend de l’usage qu’on en fait.

Nous venons de voir les argumens que Racine en 1666 et Boileau en 1707 faisaient valoir pour la comédie. Voyons maintenant comment les défenseurs de la tradition de l’église proscrivaient nettement le théâtre et la comédie. Nous ne voulons pas examiner les argumens qu’ils employaient : nous les retrouverons dans la controverse de Rousseau ; nous cherchons seulement en ce moment si les docteurs qui ont proscrit la comédie ont bien compris la cause du plaisir qu’ils proscrivaient. Ils ont fort bien compris, selon nous, la cause du plaisir que nous prenons au théâtre, et leurs censures du théâtre expliquent de la manière du monde la plus ingénieuse la nature de l’émotion dramatique. Il y a toute une poétique dans leur excommunication.

Les deux principaux censeurs du théâtre en 1666 sont le prince de Conti et Nicole.

Le prince de Conti avait beaucoup aimé le théâtre, et il avait protégé Molière. Plus tard, il se fit dévot fort sincèrement, devint janséniste, et s’efforça, par une sorte de zèle expiatoire, de détruire le plaisir qu’il avait aimé. Il rassembla avec soin les passages des pères qui condamnaient les spectacles, et les publia en les faisant précéder d’un Traité sur la Comédie, qui est un des meilleurs écrits de notre langue au XVIIe siècle ; je ne puis pas en faire un plus grand éloge. Dans ce traité, le prince de Conti est fort sévère contre le théâtre ; mais, jusque dans la sévérité du censeur, on retrouve l’expérience de l’homme qui a beaucoup connu et beaucoup aimé le théâtre, et c’est là ce qui fait le mérite, je dirais presque l’agrément de cet ouvrage, fait dans un esprit de pénitence.

« Ce qu’il y a de plus déplorable dans la comédie, dit le prince de Conti, c’est que les poètes sont maîtres des passions qu’ils traitent, mais ils ne le sont pas de celles qu’ils ont ainsi émues. Ils sont assurés de faire finir celles de leur héros et de leur héroïne avec le cinquième acte, et que les comédiens ne diront que ce qui est dans

  1. Lettres de Boileau, édit. De Berryat Saint-Prix, t. III. P. 128.