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de grands controversistes, et « qu’ils se servaient volontiers de la colère pour défendre la justice[1], » ils prirent fort vivement à partie ce poète comique et ce romancier qui s’érigeait en théologien ; ils ne se bornèrent pas à attaquer le poète, ils attaquèrent aussi la comédie, et cette attaque attira Racine dans la lice, de telle sorte que le débat s’engagea entre Port-Royal et Racine, c’est-à-dire entre les maîtres et l’élève, car Racine était élève de Port-Royal ; mais il était poète dramatique et ne pouvait souffrir que « les faiseurs de romans et les poètes de théâtre fussent traités d’empoisonneurs publics, non des corps, mais des âmes. » C’était de ce nom que les austères controversistes de Port-Royal appelaient les auteurs dramatiques, et même, comme s’ils avaient songé à leur ancien élève, ils avaient dit que « plus le poète a eu soin de couvrir d’un voile d’honnêteté les passions criminelles qu’il décrit, plus il les a rendues dangereuses et capables de surprendre et de corrompre les âmes simples et innocentes[2]. »

Racine avait à Port-Royal une tante qui ne lui épargnait pas les réprimandes sur son goût pour le théâtre ; il paraît même qu’il n’était plus reçu à Port-Royal : il s’imagina que l’auteur des Visionnaires l’avait eu en vue en parlant des poètes qui couvraient d’un voile d’honnêteté les passions criminelles. « Mon père prit cela pour lui, dit Louis Racine dans ses notes sur la vie de son père ; il écouta un peu trop sa vivacité naturelle ; il prit la plume, et sans rien dire à personne, il fit et répandit dans le public une lettre sans nom d’auteur, où il turlupinait ces messieurs de la manière du monde la plus sanglante et la plus amère. La lettre fit grand bruit ; les molinistes y battirent des mains et furent charmés d’avoir enfin trouvé ce qu’ils cherchaient depuis si longtemps et si inutilement, c’est-à-dire un homme dont ils pussent opposer la plume à celle de Pascal, bien fâchés cependant de ne pas connaître l’auteur de la lettre[3]…»

Il y a ici plusieurs traits à marquer pour l’histoire littéraire : la sévérité de Port-Royal contre la comédie et son attachement à la vieille tradition de l’église ; la vivacité de Racine encore jeune et dans son temps d’égaremens et de misères, comme il le dit lui-même plus tard dans une lettre à Mme de Maintenon[4], croyant défendre sa cause et même sa personne en défendant le théâtre, n’hésitant pas

  1. Trait excellent du portrait d’Arnauld sous le nom de Timante dans la Clélie, t. VI, p. 1142.
  2. Les Visionnaires, lettre Ire. — Les Visionnaires, qui sont la suite des Imaginaires, sont des lettres faites par Nicole pour défendre Port-Royal contre Desmarets. Depuis les Provinciales, tous les débats se traitaient en lettres. La mode y était ; mais les imitateurs restaient loin du modèle.
  3. Racine, t. VI, édit. de La Harpe, 1807, p. 6.
  4. Ibid, t. VII, p. 517.